Les éditions 205 viennent de publier le dernier livre de Julien Guinand intitulé Forces. Le photographe s'y attache à représenter des manifestations de la force : culture de la terre, moteurs, stands de tirs, végétation en croissance... « personnages concentrés, objets isolés, nature abandonnée, feux éphémères ou animaux à l'arrêt... le calme n'est qu'apparent. Il s'agit de tireurs de compétition, d'abris de chasse, du travail de la terre, de moteurs, de vitesse et de collision, ailleurs de la croissance inexorable de la végétation ou bien encore des plis irrésistibles de la géologie... Toute l'oeuvre de Julien Guinand s'attaque à la représentation des forces. La force se manifeste partout mais elle reste un mystère. Le concept même est l'objet d'une controverse ancienne entre physiciens. Pour certains, la force est imperceptible voire inexistante (seul existent des vecteurs). Pour les autres, « les » forces sont perceptibles, le toucher par exemple permet d'en faire l'expérience. Quoi qu'il en soit, représenter les forces revient à inventer l'image de ce qui s'éprouve sans se voir. De manière intuitive mais avec constance, le travail de Julien Guinand s'emploie à défier cette invisibilité ». Michel Poivert.
Comme il le dit lui-même, Julien Guinand cultive, d'une série à l'autre, un renouvellement des formes : « Je ne prétends pas être particulièrement singulier mais en tout cas je tente d'être dans une forme d'invention ou de réinvention, au moins par rapport à mes précédents productions. Et même si bien sûr je reste disponible aux imprévus - je rapporte souvent tout autre chose que ce que j’étais venu chercher - , mon travail n'est pas le résultat d’expérimentations multiples. Il s'agit, plus nettement aujourd'hui, d'équivalences plastiques à un projet initial que je me fixe. Avec le temps, il y a de moins en moins à retrancher dans l’ensemble des prises de vues réalisées ».
Image de la série des Tireurs © Julien Guinand
Captation d'un « saisissement », d'une beauté propre à chaque situation, l'image est dans son livre également l'illustration d'un cheminement intellectuel parallèle, une réflexion sur les forces. Cinq principales séries le composent. Parmi elles, Les Tireurs : vêtus comme des troubadours, le photographe a immortalisé l'avant ou l'après de l'acte d'une séance de tir. La force y est suspendue. Le tir n'est pas visible, mais la force est dessinée sur l'expression des visages de ces tireurs. Dans les Agaves, des graffitis gravés sur les agaves traduisent ici une agression forte contre la nature mais aussi le désir puissant de laisser une trace, ou la preuve de notre passage. La série Long Life Volvo présente les moteurs Volvo comme une manifestation de la force mécanique. Le moteur est vu comme le muscle d'une voiture, le réceptacle de la puissance. Enfin, « la galerie de portraits des Lévriers contraste avec l'idée attendue d'une saisie instantanée de leur course. L'anatomie de l'animal contient la promesse de sa performance, son esthétique est celle d'une nature modelée par la passion humaine du jeu : l'athlète libère la force qui le contraint et détermine. Série presque normative par sa répétition, l'exhibition du chien de course est une façon d'ouvrir la question de la force à celle du regard social ».
Alexandra Lambrechts
29 x 23 cm / 96 pages.
Couverture rigide / 1000 copies. imprimé en France / Design graphique: Bureau 205
/ 24 €.
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Nous avons demandé à Julien Guinand d'éclaircir son parcours et sa pratique photographique autour de l'ouvrage Forces.
Julien Guinand, pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
J'ai 36 ans. Mon parcours dans la photographie a commencé par une erreur de parcours ; après un début dans les lettres modernes, c'est la découverte d'un livre de Jean-Claude Lemagny et un autre de Cartier-Bresson, à la librairie de la fac, qui m'ont propulsé vers la photographie. Après une année en prépa d'arts plastiques à Saint Etienne, j'ai passé trois ans à l'école d'Arles, puis suis revenu à Lyon pour compléter mon parcours par une année en maitrise d'histoire de la photographie. Comme je ne répond pas à des commandes, je me suis orienté vers la pédagogie, aux Beaux-Arts de Lyon.
Votre livre, Forces, s'attache à montrer en photos des manifestations de la force : force humaine, naturelle, mécanique... Comment vous est venue cette idée ?
Disons qu'il ne s'agissait pas d'une « idée » que je me serai fixé au départ, mais plutôt d'une écriture « malgré moi », analysée et regroupée après coup. En cela je suis les enseignements d'Arnaud Claass, qui parle de « méthode de non-méthode ».
Image de la série Occurences © Julien Guinand
Comment avez-vous planifié les différents sujets qui composent le livre, est-ce que cela a donné lieu à un travail d'enquête préalable ou plus une recherche continue de sujets adaptés ?
Effectivement, même si ma réflexion sur le sujet se constituait au fur et à mesure, il me fallait parfois « aller chercher les images ». Pour le sujet des Tireurs par exemple, j'ai du aller enquêter dans les stands de tirs de la région, les associer à mon projet, etc. Pareil pour la série des moteurs ; je suis allé chez Volvo Trucks, qui a ensuite acheté et exposé certaines de mes images. Je cherchais des images d'objets sculpturaux et contenant une énergie en eux, des images de réceptacles, finalement. La série des Agaves se situe quant à elle en Sicile ; je ne me suis là encore pas lancé à la recherche de telles images, cela s'est fait comme une rencontre.
Quels étaient vos objectifs et qu'est ce qui fait selon vous une « bonne image » ? Chacune d'elle devait-elle communiquer l'idée de force ?
Je tenais à rester dans un propos cohérent autour de l'idée de force, de nature, de sacrifice, mais restituer la beauté propre à chaque image, cette « réussite » ; en réponse à Michel Poivert à la fin du livre, je dis que je cherche les occasions de « saisissement ».
Anesthésie © Julien Guinand
De manière large, quels sont les photographes ou travaux de photographie et d'images contemporaines qui vous intéressent ?
Je m'intéresse moins à la photographie « classique » que j'ai pu le faire par le passé ; aujourd'hui, certaines personnes qui viennent du monde contemporain retiennent plus mon attention, comme Sharon Lockhart, à la frontière de l'image et de la vidéo.
Comment s'est passé la collaboration avec les éditions deux-cent-cinq, dont nous sommes très amateurs du travail ? Comment s'est conçue la séquence du livre, les choix typographiques ?
Cela s'est fait grâce à Damien Gauthier des éditions deux-cent-cinq, qui comme moi ne voulait pas faire un livre « transparent » ; un vrai travail collectif sur près de deux ans, un vrai échange, pour faire dialoguer les images et le design graphique, rendu possible grâce au soutien de la DRAC, et dont je suis très fier.
Et la « rencontre » avec Michel Poivert ?
Michel Poivert connait et soutient mon travail depuis quelques années, il m'avait programmé dans deux expositions. Je cherchais un interlocuteur pour proposer un entretien dans le livre, nous avons convenu de le faire ensemble.
Quels sont vos projets actuels ?
Je travaille sur d'autres séries et suis exposé à la galerie Le Bleu du Ciel, après une résidence à Moly Sabata (Vienne) avec quatre autres artistes. Je m'occupe aussi de Bloo Workshops ,que j'ai fondé, un atelier de stages techniques et créatifs de photographie, ainsi que de formations plus longues et bientôt diplômantes. Il y a quelques semaines, nous avons également lancé notre atelier d'impression, Labomatic.
Propos recueillis par Antoine Soubrier, le mardi 21 février 2012.
Le site de Julien Guinand : http://www.julienguinand.com/.