Captivé par la mutation des villes asiatiques et surtout par l'architecture postindustrielle. Peter Bialobrzeski critique les mégalopoles déchainées du monde. Manille, Kolkata, Hanoi, Jakarta, Delhi, Bangkok, Shangai, Sao Paulo ou encore Dubai.
Après le succès de Neon Tigers, album photo primé en forme de déclaration d'amour critique des mégalopoles asiatiques, Peter Bialobrzeski nous convie à un nouveau voyage, celui de The Raw and the Cooked. Un livre de toute beauté qui n'était pas programmé. Les photos de The Raw and Cooked « n'étaient pas destinées pour faire partie d'un projet. Après la publication de Neon Tigers en 2004, j'ai continué à photographier des structures urbaines. Ce qui est parti d'un intérêt vague d'archivage à finalement éclos et s'est développé plus tard en nécessité de publier un autre livre topographique sur l'urbanisme. J'ai conçu ce livre comme un voyage. J'ai commencé ce tour en photographiant une hutte d'un taudis sur la plage à Manille et la fin j'ai photographié les façades d'une zone résidentielle monumentale à Singapour. En un sens, on découvre la ville et les différentes facettes de la civilisation. »
Montrer et définir les différentes facettes de la civilisation à travers l'urbanisme et critiquer le boom économique, c'est ce que Peter Bialobrzeski entreprend dans ce livre. Sans tricher, le photographe nous offre des paysages urbains déconcertants et de toute beauté, classiques, oniriques et futuristes à la fois. Toutes ses photos sont analogiques, aucune retouche n'a été faite. Il se contente de jouer sur les temps de pause et la luminosité.
© Peter Bialobrzeski
Suivant le parcours chronologique du livre, on passe d'un état primitif de l'urbanisme à un état dit civilisé. Tout commence par une série de photo de bidonvilles pour finalement donner à voir la construction des villes. Les immeubles sont d'abord de taille moyenne et finissent par devenir immenses à tel point qu'on croirait qu'ils touchent le ciel.
© Peter Bialobrzeski
Sous le feu des projecteurs, la lumière est primordiale; jets de lumière et rougeoiements nous plongent dans une sphère onirique. Ces effets de lumière et de projection sont en réalité une référence au film de Peter Weir, The Truman Show. Truman, le personnage principal a vécu depuis sa naissance dans une ville artificielle. Sans le savoir, il est la star d'une émission de télé réalité complexe, dans lequel d'innombrables caméras suivent chacun de ses faits et gestes. Sa famille et ses amis sont des acteurs. Après 909 jours de diffusion, un projecteur tombe soudainement du ciel à ses pieds, il commence alors à soupçonner quelque chose. Progressivement, il découvre la vérité et décide de fuir cette irréalité. The Raw and Cooked est un renversement de la logique grotesque de ce film.
© Peter Bialobrzeski
Autre référence filmique, celle du film North by Northwest d'Alfred Hitchcock. « Une fois que le tumulte constant de la ville a réveillé de nos pensées, quelque chose d'étrange arrive. La gravité semble tracer une voie et nous avons soudainement la même vision d'un oiseau. On se retrouve sur les toits de la ville ». Dans le film d'Hitchcock, Roger Thornill (Cary Grant) est par erreur suspecté d'être un meurtrier. On le voit quitter le Palais des Nations Unies, filmé avec une perspective aérienne, ce plan coïncidant parfaitement avec les photos de Peter Bialobrzeski qui surplombent les métropoles. On éprouve la même sensation de « montagne russe » qu'Hitchcock avait mis en place dans son film.
Ces références filmiques permettent aux lecteurs d'éprouver la ville comme un élément fantasmagorique et on se retrouve plongé dans un monde inconnu, enchanté et chimérique, entraînés dans un tourbillon de panoramas cinématographiques visuellement stupéfiants. Peter Bialobrzeski dépeint un monde noyé dans l'artifice.
Progressivement, les lecteurs se transforment en voyageurs. On s'imagine à bord d'un « pousse-pousse » naviguant à travers ces villes fourmilières. On flâne à travers les paysages urbains, nos yeux errent dans ce désordre métropolitain. Et comme les habitants de ces villes gigantesques, nous devons faire attention à ne pas nous perdre dans cette complexité oppressante et dans cette atmosphère surchargée qui mettent nos sens en émoi.
© Peter Bialobrzeski
Peter Bialobrzeski dénonce dans ce livre les plans urbains qui sont en parfait accord avec le principe de « maximisation économique. C'est précisément cette sorte d'antagonisme qui est exprimé dans le titre du livre. Le photographe a emprunté ce titre à un des volumes de Mythologica de Claude Lévi-Strauss, dans lequel le grand ethnologue conduit une analyse structurelle, employant les mythes de l'Amérique du Sud et du Nord. Un des points de départ de sa réflexion est basé sur le contraste entre le cru et la nourriture cuite, signifiant que l'invention de la cuisine est une marque évidente de la transition de la nature vers la culture. La cuisine devient une métaphore par laquelle on peut lire le progrès de la civilisation. Les photographies de Bialobrzeski sont déterminées par la description de la transformation d'un état à un autre. Les urbanistes reprennent rigidement l'espace vital autrefois rural et détruisent un héritage culturel en faveur de l’expansion rigoureuse de l'infrastructure d'une cité. »
© Peter Bialobrzeski
Ainsi, à travers une large sélection de photos, Peter Bialobrzeski s’interroge sur la construction de notre monde. Mais cette interrogation ne saute pas aux yeux des lecteurs dès la première lecture. On est d'abord transporté vers la découverte de grandes métropoles qu'on connait de nom mais qu'on n'a jamais eu l'occasion de visiter. Ce n'est qu'en lisant le texte de Peter Lindhorst* (écrit en anglais et en allemand) qu'on comprend le travail du photographe. Le livre prend alors une toute autre tournure, l'enchantement de la beauté des photos se transforme en désenchantement des conditions de vie dans ces métropoles. Après le rêve, la réalité reprend le dessus.
© Peter Bialobrzeski
Alexandra Lambrechts, le 21 décembre 2011
* « Le Cru et le Cuit »
*Photographe allemand.