Romain Meffre et Yves Marchand sont probablement les photographes français qui auront le plus fait parler d'eux au moment de la dernière édition de Paris Photo (novembre 2010). Ils y présentaient leur livre Ruins of Detroit, édité par Steidl. Dans cet ouvrage monumental par sa forme et son contenu, ils parcourent les rues abandonnées de Détroit, jonchées de bâtiments à l'état de vestiges. Ces dernières décennies, la crise industrielle a en effet frappé le nord des Etats-Unis, vidant de leur substance et de leur population certaines des villes les plus productives de la région et touchant de la même façon écoles, usines, hopitaux et cinéma. Au delà de l'effet impressionnant de ces grands espaces vides, souvent richement décorés, c'est une analyse d'un système de production et de ses mutations que proposent les photographies de Meffre et Marchand. Après avoir rencontré Thomas Jorion, photographe français qui explore le même thème (http://www.actuphoto.com/18752-entretien-avec-thomas-jorion-autour-de-son-livre-ilots-intemporels.html) nous avons voulu en savoir plus sur leurs motivations, et en ces temps de turbulences financières, sur la façon dont la photographie peut représenter un modèle de société.
Comment avez-vous organisé votre reportage : en le préparant minutieusement à l'avance ou en explorant librement les territoires ?
Nos projets sont en général préparés bien en amont. Nous essayons d'établir une liste d’endroits puis nous nous y rendons. Bien sûr la prospection sur place fait partie intégrante de ce travail de recherche et bien souvent nous tombons sur des choses que nous n'attendions pas.
Aviez-vous des attaches particulières avec les territoires visités, Detroit aux Etats-Unis et l'ex URSS ?
Non, nous n'avons à l'origine pas d'attache particulière avec les Etats-Unis.
L'absence de personnes dans vos scènes correspond-elle à un choix réfléchi ?
Par nature, les ruines sont le résultat de l'absence et il n'y a tout simplement pas grand monde dans ces lieux. Quand ces bâtiments tombent en ruine, ils échappent à notre dimension humaine, quittent en quelque sorte notre réalité. L'idée était donc d'illuster cet distance et d'illustrer l'absence, le fait d'éviter toute présence humaine force l'implication du spectateur, il devient le personnage principal et peut ainsi se projeter dans l'image, habiter et explorer à son tour ces lieux.
Pour accentuer l'intensité de certaines images, allez-vous jusqu'à mettre en scène les lieux que vous prenez en photo ?
Dans la très grande majorité des images ce n'est pas le cas. Cependant il nous est arrivé sur ce qu'on pourrait appeler des «natures mortes», des «détails», de faire en sorte de déplacer des objets mais toujours dans l'idée de rendre la lecture plus claire. Par exemple les échantillons de sang trouvés dans le commissariat étaient initialement au fond d'un tiroir donc impossible à prendre tel quel, il a donc fallu les disposés.
Aviez-vous des références visuelles en tête ?
Nous n'avons pas de référence visuelle précise. Cependant nous travaillons forcément à partir de références plus ou moins conscientes, et nous sommes tous forcément très influencés par l'imagerie américaine. Les séries télés et les films hollywoodiens ont toujours eu une tendance a mythifier l’espace urbain en utilisant plusieurs villes pour n’en décrire qu’une, en occupant les rues de figurants pour les remplir, ou tout simplement en produisant des décors grandeur nature.
En ce sens il était intéressant de trouver toute cette iconographie dans une forme documentaire quasiment inversée.
Même si des espaces désaffectés sont souvent utilisés dans les fictions, ça ne reste que des décors où une action y tient forcément place, ces lieux à l'abandon sont rarement montrés tels qu'il sont, juste vides.
L'exploration urbaine en photographie est un thème très en vogue, mais il est souvent surtout narratif. Vous avez choisi de l'axer sur la dimension politique, idéologique, des bâtiments en ruine. Diriez-vous que l'état de ces bâtiments témoigne des failles du capitalisme industriel ?
Il est vrai que les ruines ont un aspect immédiatement fantastique très séduisant qui appelle souvent au récit d'exploration ce qui amène toujours à une certaine décontextualisation voir une mystification, cependant ces lieux sont souvent le produit d'une situation précise, d'une logique, et ce plus particulièrement encore dans une ville comme Detroit
Comme Motor City, la très grande majorité des villes nord-américaines ont connu un exode massif depuis les années 50. Les populations se sont déplacées vers les banlieues ou vers les états du sud. Les vestiges de ces villes forment ainsi différentes strates d'une seule et même histoire et c'est ce qui nous intéressait, partir d'une échelle locale, assembler tous ces fragments pour essayer d'aller vers une vision beaucoup plus générale. Notre série est donc faite de scène intimes et monumentales, c'est ce jeu qui donne une appréhension plus large.
Effectivement ces ruines sont finalement le résultat de l'extension de la logique industrielle à l'échelle d'une ville entière, toute innovation entraînant la destruction du modèle précédent ou comment le principe même de modernité peut engendrer la ruine. Le progrès que représentait la voiture a permis la dispersion de la fabrication, le morcèlement de l'espace, et le capitalisme d'équipement et de production a laissé place a un capitalisme de globalisation. La façon dont certaines villes se sont déconstruites ces 50 dernières années, la manière dont les innovations et les intérêts privés ont façonné le paysage urbain américain, pour le meilleur et souvent pour le pire, sont une démonstration très spectaculaire de ce phénomène.
Vous qui avez photographié les ruines de Detroit, une ancienne société capitaliste en plein essor, mais aussi, comme Frédéric Chaubin, les restes d'une société communiste en ex-RDA, deux systèmes que tout oppose, avez-vous quand même trouvé des ressemblances dans la conception, l'évolution des bâtiments...?
L'Union Soviétique et les Etats-Unis sont les 2 grandes puissances du XXème siècle et ont produit à ce titre des architectures monumentales, il s'agissait dans les 2 cas d'exprimer la puissance et la confiance en un système. Dès les années 1900, les américains ont eu tendance à exprimer la modernité dans une architecture verticale, style repris d'ailleurs dans les grattes ciels staliniens des années 50, puis plus tard les Soviétiques se sont mis à produire ces fantastiques architectures d'inspiration spatiale futuriste que Frédéric Chaubin a mis en image. Dans tous les cas les deux empires ont produit des architectures monumentales et déraisonnables et d’une manière ont pâtit de leur aspiration à la grandeur.
Les bâtiments industriels que nous avons pris en ex-RDA étaient des bâtiments de l'époque pré-soviétique, datant de la révolution industrielle, en ce sens ils n'avaient pas vraiment rapport avec les monument futuristes pris par Fredéric Chaubin mais plus avec l'architecture industrielle extrêmement rationnalisée que l'on peut voir dans les usines de Detroit. Dans les deux cas le gel de la société à l'Est et la crise urbaine aux Etats-Unis ont ralenti l'évolution du paysage urbain.
Concernant l'état des ruines, pour avoir été en Roumanie et en Ukraine dans le cadre de nos projets photographiques, on constate que beaucoup de bâtiments qui peuvent apparaître délabrés sont tout simplement encore utilisés. Lorsqu'ils sont vraiment à l'abandon, ils sont systématiquement vidés, le métal et même les briques sont récupérées, il reste donc des ruines réduites au béton, à leur structure pure. L’abandon est donc vraiment différent d’un endroit à l’autre.
Par comparaison, aux États-Unis l'abandon est extrêmement radical, lorsque un bâtiment neuf est construit, l'ancien est considéré comme obsolète. Bien souvent les lieux sont laissés tel quel avec tout le matériel en place ce qui paradoxalement nous laisse un sentiment d'abondance et ce même dans l'abandon lui même. Seules les sociétés riches peuvent se permettre cette radicalité.
Sur les photos de Frédéric Chaubin, les bâtiments semblent encore en bon état et sur les votres, il y a encore des meubles et des objets du quotidien. Comment expliquer que les hommes puissent abandonner subitement ces lieux ? Les raisons sont-elles les mêmes dans les deux pays ?
Les États-Unis sont un pays riche, la vie américaine est basée sur un mode de production, d'acquisition et de consommation, il n'est donc pas surprenant de voir cette logique appliquée aux bâtiments eux-même. L'ancien laisse la place au neuf, c'est un principe de consommation et de renouvellement poussé à son paroxysme.
Vous photographiez des bâtiments historiques, symboles d'une idéologie. Des photos de bâtiments contemporains, même originaux, auraient-elles autant d'impact sans cette dimension historique ?
Cela dépendrait de l'implication mise dans l'architecture. Nous sommes toujours à la recherche d'architecture démonstrative. Ce qui nous intéresse est le rapport entre ce qu'un lieu incarne ou ce qu'il se devait d'incarner (par son fonction, son architecture), sa "psychologie" en quelque sorte, et l'évolution, la transformation de ce lieu par notre société. Évidemment des images d'édifices ayant un vécu qui transparaît dans son état même sont pour nous plus évocatrice qu'un mur fraichement peint en blanc.
Lorsque des édifices sont monumentaux et que l'architecture présente des références historicistes aux grands empires, aux civilisation passées, comme l'utilisation des colonnes, des chapiteaux, de motifs figuratifs divers etc... bref quand la démonstration de puissance, de confiance est manifeste, cela produit des architectures qui sont pour nous intéressantes. Cet art de la représentation, cette conception de l'architecture millénaire a volé en éclat au XXème siècle et Detroit a d'ailleurs tenu un rôle dans cette évolution avec les conceptions modernes de l'architecte Albert Kahn par exemple qui amorçait un mouvement vers l'épure et la rationnalisation.
La normalisation des formes et de l'espace, la déshumanisation des villes est un sujet en soit, la répétition de ces motifs à des échelles qui dépasse l'imaginable, comme dans les architectures qu'on peut trouver à Dubaï ou dans les villes très denses d'Asie par exemple sont contemporaines et pourtant très intéressantes.
Identifiez-vous aujourd'hui des styles architecturaux aussi porteurs d'idéologie ? Si non, regrettez-vous cette uniformité des constructions ?
Tous les styles architecturaux même les plus minimalistes sont porteurs d'une idéologie. La globalisation, l'aseptisation, l’uniformisation, est une idéologie en soit et elle a déjà largement été illustrée depuis des décennies par d'autres photographes. La représentation de l'idéologie se projette désormais sur différents médiums et ce au moins depuis les années 20 avec la création des médias, de la radio, donc de la publicité à grande échelle, et encore plus aujourd'hui avec la télévision et désormais internet. L'image d'un édifice a moins d'importance et il est logique que la représentation ait glissée vers d'autres domaines et que peu à peu les formes utilisées en architecture se soient appauvries. L'architecture, comme beaucoup d'autres arts se nourrit d'une réflexion sur elle même, elle est devenue conceptuelle. L'architecture est d'ailleurs sans doute une des formes de création qui s'est la plus uniformisée, les images qu'on peut faire d'une ville moderne à une autre sont désormais les mêmes, l'espace urbain est de moins en moins caractérisé. On peut regretter cette uniformisation, cependant peu de monuments remarquables, que ce soit les grandes Cathédrales, Versailles, les Pyramides, etc... sont le fruit d'époques et de régimes que l'on jugerait raisonnables. A ce titre les quelques régimes autoritaires ou dictatoriaux contemporains présentent aussi probablement des formes d'architecture et de représentation déraisonnables qui pourraient être intéressantes sans que pour autant on souhaite leur pérennité.
Comment expliquez-vous le succès de la thématique des ruines et des vestiges en photographie ?
Il est tout simplement très intéressant pour un photographe de montrer ce que les gens ne voit pas forcément, c'est le sens même de la curiosité. Cela est d'autant plus vrai dans notre société qui fait tout pour évacuer toute part de hasard de son paysage et d'une certaine manière les ruines sont une part de hasard, de liberté. Le paradoxe étant désormais que c'est lieux qui étaient encore il n'y pas si longtemps peu connu deviennent de plus en plus photographier.
La ruine est toujours un territoire mystérieux qui provoque la curiosité et force l'imagination. Mais sous un aspect de de prime abord fantastique, la ruine propose divers degrés d'implication, diverses piste de réflexion, les gens peuvent donc s'y projeter très différemment.
Cet état offre une réflexion sur la nature humaine, voir ces monuments qui ont l'apparence de la solidité, de l'éternité se déliter jusqu'à disparaître est tout simplement émouvant. En ce sens visiter une ruine tient un peu du parcours initiatique. Pour un édifice, l'état de ruine est un moment décisif, c'est un instant qui dit le passé, le présent et le futur à la fois. A ce titre les réactions à nos images sont très diverses, il peut y avoir de l'admiration, du dégout, de la nostalgie, de la crainte, de l'excitation... Rares sont les endroits qui suscitent autant de réactions contradictoires à leur simple vision.
Richard Mosse disait récemment à propos de cette Aftermath photography - la photographie de ruines en vogue depuis une vingtaine d'années : « Aftermath photography took everything interesting about New Topographics and turned it into a movie set ». Avez-vous parfois l'impression d'arriver « après la bataille » et cherchez vous de nouveaux enjeux, de nouveaux risques ?
Ce qui nous intéresse est la dépiction d'un paysage humain, c'est à dire dans notre cas d'un paysage urbain, d'une architecture, qui a été modifiée, altérée par l'homme lui même. Il ne s'agissait donc pas pour nous d'illustrer une catastrophe soudaine, mais plutôt les effet d'une « lente » décadence sur toute une structure urbaine. Les ruines de Detroit sont selon nous plus troublantes que celles d'une guerre ou d'une catastrophe car elles revêtent certes une forme proche mais elles sont le produit d'un abandon lent, sans explication immédiate ou logique apparente.
Ce que nous recherchons à décrire dans notre travail actuel sur les anciennes salles de spectacle américaines est la manière dont les ruines peuvent être elle même ré-envahies, la notion même de « ruine » devient extrêmement large puisqu’il s’agit de bâtiments qui ont perdu leur fonction primaire et qui se métamorphosent.
Quels sont vos projets futurs ?
Nous travaillons donc depuis 2006 sur les anciennes salles de spectacle américaines et leur mutation, ce dont on pouvait déjà avoir un premier aperçu à Detroit. Certaines de ces salles sont en effet à l'abandon mais beaucoup sont aussi reprises à des usages divers et variés : espace de stockage, espace technique, magasin, église etc... Il s'agit comme dit précédemment d'observer la manière dont la société se réintroduit, envahie physiquement ces lieux. On a donc une confrontation entre une architecture d'apparat, un décor éclectique et les conditions contemporaines de ces espaces. Ces salles, endroits de culture et de fantaisie deviennent ainsi des lieux hybrides, mélange entre nos espérances passées et notre condition actuelle. Si tout se déroule bien cette série devrait faire l'objet d'un deuxième livre d'ici quelques années...
Propos recueillis par Antoine Soubrier en Juillet 2011.
Le site de Romain Meffre et Yves Marchand : http://www.marchandmeffre.com/
Yves Marchand & Romain Meffre: The Ruins of Detroit, Steidl, 2010, 200 pages.