Massimo Siragusa est né en 1958 à Catane, en Sicile. Après des études de journalisme, il tient une librairie et apprend la photographie sur le terrain. A 29 ans, il fait une rencontre déterminante avec Ferdinando Scianna (Magnum) et décide de se lancer comme photographe professionnel. Depuis, il a été publié par le New York Times Magazine, le New Yorker, Geo et Vanity Fair, entre autres.
«Photographier est ma façon de documenter le monde, et la beauté des photographies permet de rendre cette réalité intéressante.»
Dans le cadre de l'exposition collective Itinérances à la galerie Polka, (http://www.actuphoto.com/19020-itinerances-galerie-polka.html), il présente sa série Paris Imperial : «Pendant plusieurs semaines, le photographe s’est glissé dans la peau d’un touriste qui visite Paris, pour une série inédite spécialement produite pour la galerie Polka. Juché au premier étage d’un bus à impériale, il a photographié les places et les jardins touristiques à la juste hauteur du premier étage des immeubles parisiens. Un point de vue singulier qui procure la sensation d’une ville-maquette aux proportions transformées.»
C'est votre rencontre avec Ferdinando Scianna qui vous pousse à vous lancer dans la photographie : quel rapport aviez-vous à ce moment-là avec la photo ? En quoi a consisté votre échange avec Scianna, vers quoi vous a-t-il orienté ?
A l'époque, je prenais des photos « pour moi », et je tenais une librairie galerie spécialisée à Catane, la première librairie-galerie spécialisée photo du sud de l'Italie. J'ai rencontré Scianna lors d'un stage à Terrasini, un petit village au bord de la mer, à côté de Palerme. Ca a duré une semaine, et ça reste une période très importante pour ma formation. J'avais environ trente ans, et Scianna m'a fait comprendre que mes photos marchaient bien et qu'il pourrait être intéressant de travailler avec la photo. C'est ce qui m'a convaincu de me lancer dans la photographie en tant que professionnel.
Scianna est sicilien et a lui-même publié un livre, Les Siciliens. Ressentez-vous avec lui et d'autres une parenté en tant que photographes siciliens, êtes vous marqués par des thèmes particuliers ?
Je ne crois pas ressentir de lien particulier avec les autres photographes siciliens, chacun d'entre nous travaillons sur des thèmes personnels, mais nous entretenons tous une relation avec le fait d'être sicilien. Le territoire est le point commun qui nous unit tous, et nous avons tous choisi des sujets propres et des façons de le travailler. Entre Scianna et moi par exemple, les différences sont énormes dans la façon de comprendre la photographie, même si le thème de la religion est toujours très présent – j'ai travaillé sur les fêtes religieuses en Sicile – parce que ce thème, en tant que siciliens, nous habite. A nous de le traiter avec notre sensibilité propre. J'ai ainsi travaillé sur les paysages siciliens, les villes, la religion, autant de thèmes qui nous lient à cette région.
© Massimo Siragusa, Palm Sunday - Sicily.
A travers vos différentes séries, notamment Living Slums qui vous a valu un World Press en 2009, vous semblez tourner autour de la dimension sociale de l'habitat : pourquoi ce sujet vous anime-t-il, que cherchez-vous à illustrer ?
Je porte ce thème avec beaucoup d'intérêt et d'engagement. Je cherche à représenter la dureté économique de notre époque, à travers la façon de vivre de nombreux citoyens italiens qui habitent les banlieues. J'ai travaillé de Rome jusqu'à la Sicile, dans tous le centre-Sud de l'Italie. Finalement, je travaille comme un portraitiste ; à travers les portraits des appartements et des chambres où les gens vivent, je crois qu'on peut comprendre exactement leurs conditions de vie et les difficultés qu'ils rencontrent.
L'année où j'ai gagné le World Press avec mon sujet Leisure Time, la photo de l'année représentait des policiers entrant dans une maison délabrée en Amérique, armés et au poing. (NDLR : Une photo d'Anthony Suau en 2008 - « Le détective Robert Kole entre dans une maison de Cleveland, Ohio, après expulsion, pour vérifier l'absence de squatters et de toxicomanes ») Une image très violente, liées aux difficultés économiques. Mes sujets sont ma façon de rendre compte cette même idée de violence économique.
Comment vous êtes vous organisé pour rentrer dans ces appartements ? On imagine que les gens n'y laissent pas facilement accès.
C'est la partie la plus difficile du travail. J'ai pris presque deux ans pour collecter tous les contacts nécessaire, les régions les plus impénétrables étant la Calabre et Naples. Le principe est toujours le même, il faut avoir des contacts, et c'est ce qui m'a demandé le plus de temps.
© Massimo Siragusa, Fundo Fucile #1 et #3.
J'ai utilisé différents types de contacts : parfois politiques, comme des fonctionnaires de mairie en charge d'aider les classes sociales les plus défavorisées, qui m'ont à leur tour indiqué des personnels travaillant sur le terrain, dans les quartiers... Progressivement, le mot passe et les portes s'ouvrent. A Naples, j'ai du contacter quelqu'un lié à la Camorra (NDLR : la mafia napolitaine). On voulait rentrer dans les bassi, ces appartements au niveau de la rue (presque sous-terrains) situés dans le centre historique de Naples, et la Camorra exerce un contrôle très fort sur ces zones. Grâce à des connections très difficiles à établir et à expliquer, j'ai pu contacter un jeune dont la grand-mère, si je ne dis pas de bêtise, prête de l'argent aux personnes en difficulté et dont l'activité est très liée à la Camorra. Par son intermédiaire, j'ai pu rentrer dans le quartier, et le nom de cette grand-mère m'a servi de mot de passe pour continuer mon exploration. A Palerme, je suis passé par un intermédiaire politique et un lié à la Mafia ; une fois qu'on est « rentré », les choses sont plus faciles.
Vous avez fait une série sur les vacances, Leisure Time, qui nous fait penser à Martin Parr et Massimo Vitali pour les échelles, les stations balnéaires en couleur... Qui sont les photographes qui vous influencent, êtes-vous un grand consommateur de photo ?
Je ne lis pas beaucoup de magazines photo mais j'aime beaucoup les livres, je vois donc beaucoup de photos. Même si je reconnais les influences que vous citez, je dirai plutôt que je penche vers les allemands de l'école des Becher, Gursky, Struth, une école que j'aime beaucoup et qui m'a énormément influencé. Aussi, la photographie américaine des années 1960, que j'identifie comme l'origine de cette façon de voir, et particulièrement Stephen Shore. En Italie, je ressens un lien précis avec Luigi Ghirri. Je pars de cette façon de voir et de travailler, et je cherche ma voie.
© Massimo Siragusa, Il pullman.
Pour la série que vous présentez actuellement à la galerie Polka, Paris Imperial, vous vous êtes mis dans la peau d'un touriste qui visite Paris sur les bus découverts : avec quel préjugés partiez-vous et qu'avez-vous découvert ?
J'ai choisi ce sujet presque par hasard. A Rome où je vis, ce genre de bus cause beaucoup de problèmes et moi qui suis souvent en voiture, je ne les aime pas ! Mais j'avais envie d'étudier le point de vue du touriste dans la ville ; ce genre de bus donne un point de vue très particulier : on est à la fois au niveau des premiers étages des immeubles et au milieu de la rue. Voir la réalité avec un peu de hauteur me plait, je travaille toujours avec des marches : même si je ne m'élève pas beaucoup, cinquante ou soixante centimètres, cela suffit à changer la perspective et avoir accès à plus d'informations.
J'ai fait un premier tour avec ces bus il y a deux ans, en septembre 2009, pour tester l'idée, et je me suis rendu compte des nombreux problèmes que j'allais rencontrer ; le fait qu'on soit toujours en mouvement, la conduite plus ou moins nerveuse du conducteur, la difficulté de réussir à voir ce qui se passe dans la rue et les bâtiments, avoir la bonne lumière et le cadre... Une somme de conditions avec lesquelles composer pour obtenir de bonnes photos, qui font de ce système une façon « consciente » de vivre l'expérience du touriste.
© Massimo Siragusa, Place de l'Etoile, Paris #23.
Mais sans dimension sarcastique comme chez Martin Parr quand il traite le tourisme organisé.
Pas du tout. J'avais plutôt l'impression d'être dans un théâtre et que la scène défilait, hommes et femmes occupant presque un rôle d'acteurs. Je l'ai fait sans aucune ironie.
Vous faites partie des photographes Contrasto depuis 1989, en quoi consiste celle collaboration ?
Je travaille avec eux depuis mes débuts, il y a presque vingt-trois ans. C'est l'agence la plus puissante en Italie, seule à cette position depuis la liquidation de Grazia Neri il y a trois ans. La force de Contrasto c'est d'allier une agence, une maison d'édition et la galerie Forma à Milan, la plus grande galerie d'Italie et une référence pour la photographie en Italie.
Pendant des années, on a travaillé ensemble sur des sujets, partagé les frais... Une collaboration très étroite à la Magnum ou comme avec un magazine, qui m'a permis d'arriver là où j'en suis aujourd'hui. Depuis trois ans, les choses ont nettement changé ; chaque photographe travaille sur ses sujets, en dialoguant régulièrement avec l'agence bien sûr, mais sans cette relation intime qui pouvait exister avant. Les relations entre magazines, agence et professionnels ont beaucoup changé, Contrasto a du s'adapter. On est assez libres ; l'agence nous distribue et en ce qui me concerne, je travaille maintenant plutôt avec la galerie Forma qu'avec l'agence, parce que mon travail a évolué ces dernières années
Vous connaissiez la galerie Polka avant l'exposition actuelle ?
La représentante française de Contrasto m'a donné l'adresse de Polka il y a deux ans et demi. Je leur ai soumis mon sujet Leisure Time, qui leur a plu ; j'ai fait ma première exposition à la galerie Polka il y a deux ans. Depuis, pour ma plus grande joie, notre collaboration a porté ses fruits. Je suis donc revenu à Paris en janvier pour évoquer un nouveau sujet, Paris Imperial. C'est une production et exclusivité entre Polka et moi, sans l'intermédiaire de Contrasto.
C'est la première fois que je fais une production en France. J'avais déjà travaillé pour le Figaro Magazine, mais pas pour une production d'une galerie sur place. J'en suis très heureux et je pense qu'il s'agit d'une évolution naturelle de notre travail en tant qu'auteurs photographes. J'ai en plus d'excellentes relations professionnelles et personnelles avec la galerie Polka, j'espère que cette exposition sera la première d'une longue série !
Quels sont vos projets actuels et à venir ?
Je viens de terminer ce sujet sur Paris et j'ai actuellement trois commandes. Il s'agit notamment d'un livre sur l'Italie dont j'ai pris presque toutes les photos, il ne reste plus qu'à finaliser le projet. Avant, on pouvait gagner sa vie et travailler avec les magazines ; aujourd'hui, ils ont moins les moyens de donner des commandes intéressantes, on est contraint de les considérer comme des compléments.
Interview réalisée le 27 mai 2011 à Paris par Marianne Giniel et Antoine Soubrier.