Début mai, nous vous informions qu'Agnès Dherbeys, photographe française de 34 ans, venait de remporter la médaille d'Or Robert Capa avec son reportage sur la révolte des Chemises Rouges en Thaïlande (2010) (http://www.actuphoto.com/18885-agnes-dherbeys-remporte-la-medaille-d-or-robert-capa.html). Elle a accepté de répondre aux questions d'Actuphoto et évoqué son travail, ses convictions et ses projets. Vignette : Autoportrait © Agnès Dherbeys.
Vous venez de recevoir la médaille d'Or Robert Capa 2010 – qui récompense un travail particulièrement courageux - pour votre reportage sur les chemises rouges en Thaïlande. Ce prix a-t-il une importance particulière à vos yeux ?
La médaille d’or Robert Capa est un prix vraiment impressionnant pour moi ! J’ai grandi avec ses images du Débarquement d’abord ... sans savoir même qui était le photographe... Et puis en tant que photojournaliste, j’apprends constamment de l’héritage de ceux qui ont été récompensés avant moi. J’ai couvert quelques reportages un peu tendus au Nepal ou au Timor, mais jamais rien qui ne se soit même approché de l’intensité de la «crise» des Chemises Rouges de l’année dernière. Ce prix est d’autant plus une énorme surprise qu’il m’impressionne, c’est un honneur incroyable.
Avez-vous réalisé ce reportage en visant ce prix ou est-ce une surprise ?
Je vis en Thaïlande depuis 10 ans, et je couvre la situation politique du pays –qui est de plus en plus volatile et qui se dégrade d’autant plus depuis le coup d’Etat de 2006, que ce soit en auto production ou en commande. Suivre les évènements de l’année dernière était un acte d’autant plus naturel et évident pour moi. J’ai eu la chance rare de travailler en commande pour le New York Times mais aussi pour le Monde et VSD, mais j’aurais bien évidemment couvert cette «crise» de moi même, comme je l’ai souvent fait.
Nous ne faisons jamais ce travail en vue de prix ! Mon travail est d’être photojournaliste : je ramène et fais de mon mieux pour faire passer de la façon la plus intelligible et intelligente possible, ce dont je suis témoin. C’est un impératif presque physique, c’est la raison d’être primaire de mon travail.
© Agnès Dherbeys
Quel était votre angle sur le sujet que vous traitiez, la révolte des Chemises Rouges Thaïlandaises en 2010 ?
Je travaillais en actu chaude, pour des quotidiens ; j’envoyais mes photos tous les jours. La situation a changé, évolué, elle s’est aggravée de façon quasi quotidienne et aussi irrégulièrement. La crise a été longue, ces deux mois ont été endurants, mais sur ce type d’évènement, on ne travaille pas de la même façon, comme pour un sujet magazine. Je me suis simplement attachée à être humaine, à passer du mieux que je pouvais les convictions des Rouges et d’autres, leur peur, la mienne, l’urgence et le chaos incroyable dont je témoignais. Personne n’a jamais vu Bangkok de cette façon. Il y avait parfois un niveau de haine chez les Thais que je ne soupçonnais pas, en 10 ans de vie dans le pays. J’ai vu des choses dérangeantes, vraiment laides, des gens mourir devant moi.... un désespoir certain aussi qui laisse encore aujourd’hui présager du pire. Alors même que les chars de l’armée étaient entrés en zone rouge le 19 mai, des milliers de Thais se trouvaient encore au coeur de Rajprasong, prêt à mourir pour leur cause.
Comment avez vous préparé ce reportage, avez vous suivi des personnes particulières ou plutôt saisi l'ambiance de la ville ?
Je n’ai pas «préparé» ce reportage comme on le fait pour d’autres. Cela dépendant des jours et de ce qu’il se passait. Je connais bien Bangkok désormais et il est important de souligner combien les journalistes (photographes, écrits, télé et fixeurs) étaient solidaires. On se faisait passer les infos de façon très fluide. Ce qui se déroulait sous nos yeux était tellement chaotique et violent qu’au final, c’est ce qui importait vraiment et tout simplement. J’ai parfois fait des portraits de Chemises rouges lorsque la situation le permettait, mais en général j’essayais de me trouver là où j’estimais pouvoir passer les évènements de façon la plus édifiante et évocatrice possible.
Les scènes présentées sont d'une grande violence ; était-ce votre reportage le plus risqué jusqu'à présent ? Comment se protège-t-on dans de telles situations, avez-vous parfois reculé devant le risque ? Quel est votre pire souvenir ?
Je ne m’ étais jamais faite tirée dessus avant si c’est votre question, et c’est arrivé à quelques reprises oui. Je ne sais pas quelle est la meilleure façon de se protéger. Je suis photographe indépendante, je n’ai pas de gilet pare-balle, mais un ami absent m’a fait passer son casque après le 10 avril, date du premier «épisode» sanglant de ces deux mois. 2 journalistes sont morts, 92 personnes au total. J’ai bien sûr appris beaucoup pendant cette crise. J’ai pris des risques certes, mais je ne pense pas qu’ils aient été ni inconsidérés ni inutiles. Je me suis écoutée, je me suis un peu poussée parfois, et je suis aussi partie quand j’estimais qu’il le fallait. Chaque instant important porte une facette «pire souvenir». Il est moralement difficile de hierarchiser des situations ou des moments tragiques et dangereux, surtout lorsque des personnes ont ete tuees.
© Agnès Dherbeys
Sur une zone de combat, porter un appareil photo est-il une protection ou un danger ?
Sur ces deux mois, je n’ai jamais rencontré aucune agressivité de la part des chemises rouges, des sans couleur, ni de l’armée. Cela dit, n’oublions pas que deux journalistes ont été tués : Hiro Muramoto and Fabio Polenghi.
Et puis le nombre de journalistes tués sur le terrain explose dans le monde depuis 20 ans (plus de 860 depuis 1992 selon le Committee to Protect Journalists) ; et les attaques ciblées sur les journalistes sont évidentes.
Vos sujets photojournalistiques concernent l'Asie du Sud-Est dans leur grande majorité, mais vous publiez surtout dans des revues occidentales (IHT, New York Times, GQ France, Mare Allemagne...) : on sait que certains pays comme la Birmanie verrouillent le travail des journalistes, n'y a-t-il pas de circuits de diffusion de l'image sur place, aimeriez-vous y diffuser vos images ?
La Birmanie non seulement n’a pas de circuit de diffusion mais elle empêche les journalistes de travailler. Je me suis vue refuser un visa de touriste deux fois, lors de la «révolution Saffran» en 2007 et lors de la dévastation de Nargis en 2008. En Thailande, les journaux ont tendance à s’auto censurer, et c’est dû à l’évolution de la loi de lèse majésté, très arbitraire (164 cas en 2010) et d’une nouvelle législation sur le contrôle d’internet. Des milliers de sites ont été censurés, dont le Prachaitai (en Thai et en anglais).
Dans la région il y a très peu de magazines tels que nous les connaissons en Occident. Quand je suis arrivée, le Far Economist Review existait encore, Newsweek et Time Magazine avait encore leurs bureaux à Hong Kong. C’est une époque révolue. Evidemment, il est important pour moi que les reportages que je photographie soient publiés dans la région, mais ce n’est pas un choix, c’est une énorme frustration.
Est-ce que vos origines et votre culture à cheval entre la France et la Thaïlande facilitent votre activité ?
Je n’ai pas de culture à cheval, je suis née en Corée du sud et j’ai été adoptée en France où j’ai grandi.
A la différence de nombreux photographes qui n'ont jamais fait que des photos, vous avez suivi des études de journalisme ; est-ce que cela influe sur votre manière de faire des photos, avez vous une idée précise du rôle que vous donnez à vos images ?
Je n’ai pas fait d’école de journalisme, je suis diplômée de Sciences po Lyon et d’un DESS du Celsa-Sorbonne IV en sciences de l’information et de la communication. J’ai appris la photo sur le terrain quand j’ai déménagé à Bangkok. Je pense que chacun d’entre nous –quelles que soient les études, qu’on en ait fait ou non, pense au rôle de nos images et de notre travail. C'est inhérent à notre métier, une photo ou un reportage ce n'est jamais juste appuyer sur le shoter. Une photo ne peut pas exister sans que l'on sache pourquoi on le fait et quelle signification elle a. Ce serait beaucoup trop dangereux et irresponsable.
Au moment de l'editing, selon quels critères considérez-vous qu'une photo est juste, notamment sur le plan esthétique ?
En journalisme, ce qui importe n’est ni l’esthétisme ni le style.... ce serait même grossier pour moi de penser en ces termes ! La photo est juste quand elle est authentique à ce que l’on a vu ou ressenti, quand elle est pertinente et honnête. Il est important pour moi d’être très respectueuse de la générosité des gens qui me laisse les photographier, parfois dans une grande vulnérabilité.
Avez-vous des influences, des images en tête quand vous êtes en reportage ?
Oui ! évidemment... la liste serait interminable ! mais au bout du bout je fonctionne beaucoup à l’instinct et chaque situation est nouvelle et apporte son lot de reflexion et de références...
Membre du programme Mentor de l'Agence VII, vous avez créé EVE, reçu de nombreux prix notamment à VISA... Vous êtes très intégrée dans les circuits du photojournalisme ; ce pragmatisme est-il de votre point de vue une nécessité pour pouvoir travailler ?
En fait j’ai connu « l’industrie » plutôt sur le tard, puisque j’ai commencé la photographie en déménageant à Bangkok, plutôt déconnectée justement de tout ce circuit... d’où l’importance effectivement d’avoir une agence comme VII, et je rentre régulièrement en Europe. En tout cas, ce n’est pas le fait que je sois intégrée dans le circuit du journalisme qui dicte mes choix professionnels, et par cela j’entends les reportages que je fais. Après, il est évidemment impossible de partir en reportage sans argent.
Les photographes Marizilda Cruppe, Agnès Dherbeys, Bénédicte Kurzen, Justyna Mielnikiewicz, Lourdes Segade et Newsha Tavakolian forment le groupe EVE, travaillant sur des sujets ayant trait à la condition de la femme dans le monde.
Au contact de nombreux acteurs du secteur, quel regard portez-vous sur les difficultés traversées par le photojournalisme, et quelles solutions lui trouvez-vous ?
Je n’ai pas trouvé d’autres solutions que de travailler dur, de me pousser et de penser constamment à de bons angles et de bonnes idées de reportages, avec succès ou non d’ailleurs. C’est certes un choix de vie, mais il n’est pas facile, on est parfois très solitaire dans tous types d’angoisses...
Quant à revenir sur les difficultés de la profession, c’est forcément déprimant et redondant. Je préfère essayer de continuer à faire ce en quoi je crois, de façon honnête et professionnelle.
Pensez-vous que vos photos ont le même impact que celles de Robert Capa à son époque ? Devant une surabondance, ne pensez-vous pas que le public s'insensibilise ?
Mais justement, le succès d’Emphas.is (site de financement participatif de projets photo-journalistiques) par exemple démontre en quoi le public n’est pas « insensible » mais au contraire responsable. Il me semble que tout le monde est bien plus concerné qu’on tend à le dire, c’est même un a priori presque irrespectueux vis à vis de l’intérêt que les gens portent sur l’information. Avec la révolution d’internet d’abord et puis du web 2.0, la multiplication des images est inhérente à celle des supports et par ailleurs, elle démontre en quoi chacun est ‘concerné’ et essaie de comprendre et de décoder ce chaos dans lequel nous vivons. Ce qui m’importe, ce n’est pas la surabondance, mais la qualité de ce que l’on fait.
Quels sont vos projets actuels et à venir ?
Les élections en Thailande sont prévues pour le 3 juillet. Je vais continuer à travailler sur la situation politique du pays ; par ailleurs, j’ai commencé un reportage sur la drogue, qui paraitra fin juin en France.
Le site d'Agnès Dherbeys : http://www.agnesdherbeys.com
Propos reccueillis par Antoine Soubrier, le 23 mai 2011.