© Estelle Hanania
Actuphoto donne aujourd'hui la parole à Maciek Pozoga, jeune photographe français à la frontière du documentaire, de la mode et du reportage. Ses collaborations notamment avec le magazine Vice en font un des représentants français d'une tendance de la photographie contemporaine qui regroupe aussi bien Ryan McGinley que Wolfgang Tillmans. Nous l'avons questionné sur sa façon de faire des photographies et ses thèmes de prédilection - l'absurde, l'immaturité, la mort...
Vos photographies sont indissociables de votre mode de vie ; vous disiez ailleurs qu'elle servent à compenser votre mauvaise mémoire. Pouvez-vous encore leur donner ce rôle aujourd'hui que la photo est devenue un métier ?
Disons que les images que je vais faire dans un contexte commercial ou commissionné seront teintées par mon mode de vie, mais c'est vrai que ça devient de plus en plus difficile de confondre les deux. Bien que mon travail commercial ne soit en général pas imposé mais plutôt des collaborations, de plus en plus, je tend à faire la distinction entre les deux. Il ne s'agit pas vraiment de faire de la photo « alimentaire » d'un coté et de la photo « artistique » de l'autre, mais plutôt d'avoir deux personnalités, en quelque sorte. Dans un contexte commercial, les images que je vais produire auront tendance à être plus positives et efficaces, pour répondre à une demande, alors que mon travail personnel est sans doute plus expérimental, plus confus, et aussi plus nostalgique : je ne recherche pas forcement l'efficacité.
Après, ce qui est intéressant, c'est de voir où est-ce que cette espèce de schizophrénie peut se rejoindre pour ne former qu'un seul et même flux d'images.
Photographier son entourage intensifie les images en leur donnant un caractère intime et spontané, mais peut aussi présenter le risque du nombrilisme. Percevez-vous ce risque ?
Oui totalement, je perçois parfaitement le nombrilisme d'une partie de mon travail. Il y a aussi un truc assez narcissique dans le fait de faire des photos uniquement de « son petit monde ». Personnellement, ça correspond à une époque de ma vie et à un état émotionnel, presque une aliénation. La photo m'a permis de sortir un peu de mon anxiété sociale, et du coup, forcément, les premiers sujets sont les sujets les plus proches : mes potes, mon rideau de douche, ma copine... C'est vraiment presque une contrainte en fait, comme si on me disait « tu n'as le droit de faire des photos que dans ton petit appartement, de ces gens là, que tu connais.
Après, de toute façon, même dans une pratique dite «documentaire» il s'agira toujours de sa propre expérience du monde, et je pense que commencer par parler de ce qu'on connait intiment est un bon moyen de faire, par la suite on peut élargir par des genres de cercles concentriques, mais en essayant d'arriver à garder une connexion. L'autre jour dans la rue j'ai vu un punk avec un tatouage «Mal et Fun» que je trouvais vraiment cool et assez en rapport avec le reste de mes photos justement. Je me suis demandé si j'allais lui tirer le portrait, mais j'ai trouvé ça bizarre comme démarche. Justement parce que sorti de son contexte et de la réalité de ce mec je me suis dis que la photo aurait été illusoire, alors que sur d'autres trucs je n'ai aucun remords à «mentir» en quelque sorte, là à cause du coté social du sujet j'ai trouvé ça délicat. Je suis assez attaché à ce truc un peu intimiste et à une forme de sincérité, même si je préfère les documentaires de Jean Rouch que les films Super 8 de Jonas Mekas.
Opportunity (Shower Curtain 2011), de la série Sunset Over Serotonin.
Vous parlez de la photographie comme d'un outil spontané et immédiat, sans exclure l'expérimentation au niveau des couleurs et la composition de « tableaux ». Comment équilibrer entre recherche et fraicheur et entretenir la spontanéité émotionnelle de vos photos qui depuis le début leur donnent un côté adolescent et provoquant, élaborez-vous le dosage de façon consciente ?
Je vois la photo un peu comme le cinéma, et effectivement ce qui me plait c'est le mélange entre la spontanéité, le naturel et la mise en scène. Ce qui est cool avec la photo, c'est qu'on peut tout faire. Un jour, faire une image intéressante avec un point n'shoot qu'on avait dans la poche, et le lendemain, composer une image sur un plateau avec la lumière qu'on veut, voir faire du snapshot avec les moyens d'un long métrage.
Et oui, je trouve que c'est super important de garder cette « fraicheur », ce qui veut aussi dire arriver a donner une place et une importance a des images qui à première vue peuvent paraitre un peu anecdotiques, mais qui sont sans doute plus sensuelles ou ont une charge émotionnelle plus forte.
Quant au côté immature et provocant, c'est juste lié à ma personnalité je pense...
La photo pour le grand public aujourd'hui, c'est le numérique, Facebook... Des usages assez utilitaires et anecdotiques. Qu'est-ce que vous partagez avec cette pratique de la photo, qui est celle de votre génération ?
Je ne partage pas forcément l'idée que la photo amateur soit utilitaire et anecdotique. En revanche, bien sûr, on est confronté à plus d'images qu'avant, et de plus en plus de gens font des photos, qu'il se disent photographes ou non. L'important c'est le tri, l'edit, le langage qu'on va construire, et moins le fait de faire des photos. Mais je crois que sur ces sujets tout a été dit, j'imagine que ce genre de problématiques est au centre de tout les cours dans les écoles de photo...
Sans Titre, de la série Sunset Over Serotonin.
Du coup, est-ce que vous avez une position quant au choix argentique/numérique ?
On peut dire que je préfère l'argentique pour le coté organique, le fait qu'on puisse travailler les négatifs presque comme de la peinture à cause de la chimie, et que ça me parait moins évident en numérique. Pour l'instant le numérique me parle moins, c'est moins sexy. J'utilise des appareils numériques, mais aussi des trucs plus lo-fi, style scanner, téléphone, photocopieuse, etc. Ca dépend vraiment du sujet, je passe de l'un à l'autre. Paradoxalement, je trouve aussi le numérique moins intuitif, puisque du fait de voir les images qu'on fait sur le moment même on aura tendance à «rectifier le tir» en quelque sorte, pour s'approcher d'intentions prédéterminées plutôt que de se laisser porter par le sujet. On aura une approche plus rationnelle, donc. En argentique, c'est plus facile d'être concentré sur le sujet, de le sentir, de réagir en fonction de ce qui se passe et d'oublier un peu nos intentions.
D'une photo à l'autre, on a l'impression que c'est avant tout l'expérimentation qui vous guide et que l'intégration des références (des extraits de Série noire au milieu d'une série, le dispositif infrarouge de The Park, les couleurs de Badlands...) est elle-même au coeur du processus.
Le coup des screenshots, c'est une tentative de faire marcher mes photos directement en regard d'une référence plutôt que de reproduire la scene en photo par exemple, comme ça a souvent été fait. Plutôt que de recréer tel tableau en photo ou quoi, j'aime bien l'idée de découper la réference directement, et de la coller au milieu.
Bobmo, Photos de presse (2010).
De nombreux photographes affirment chercher consciemment à rendre leur style reconnaissable, à se «distinguer». Partagez-vous cette préoccupation ?
C'est assez compliqué, ces histoires de style. Déjà, il y a une différence entre, disons, une « formule » et « le style ». La formule, c'est comme une sorte de recette qu'on maîtrise, une technique, un éclairage particulier, le grain, etc. La question du style au sens « formule » se pose surtout dans la photo commerciale aujourd'hui ; l'idée qu'il faille arriver à avoir un style reconnaissable va permettre de vendre un savoir-faire, une « patte », comme un flash frontal surexposé, par exemple.
Alors que le style va s'exprimer dans des trucs moins identifiables, plus sensoriels. Personnellement, j'aimerai arriver à trouver un style sans tomber dans la « formule », que ce soit pour mon travail personnel ou commercial, ce qui est assez difficile, je pense. Donc oui, bien sûr, je partage cette envie de me distinguer, mais disons que je me complique un peu la tâche. Parce que je trouve plus pertinent d'arriver a trouver un style a partir de sources plus éclectiques plutôt qu'en développant une technique propre ou en se cantonnant toujours aux même références. Adapter la technique au sujet.
C'est marrant parce que je suis fan du travail de certains chefs opérateurs comme Nestor Almendros ou Sven Nykvist, qui ont un style propre et identifiable presque au premier coup d'oeil, mais qui ont su s'adapter aux demandes de réalisateurs pour servir une émotion, une ambiance, en fonction du film sur lequel ils bossaient. En photo on retrouve moins cette malléabilité, en général. Moi, c'est ce à quoi j'aimerai arriver, à cette espèce de « personnalité/esthétique » souple.
Bianca, tiré du fashion shoot Trompe-La-Mort (2009).
Quel rôle accordez vous à l'editing et quand considérez-vous qu'une photo est juste ?
L'editing est la partie la plus importante du travail, c'est évident ; ça va dépendre de la demande et du contexte (expo, série de mode, reportage, portrait), mais en général, j'essaie d'être le plus intuitif possible. Dans le cadre de séries, c'est assez étrange : certaines fois, je peux passer 15h à essayer d'éditer, et d'autres fois, l'edit me saute aux yeux presque instantanément. En général, je met un disque en boucle et j'essaye de trouver différentes formules, différentes compositions. Ca marche vraiment comme la musique je trouve, il n'y a pas vraiment une photo plus « juste » qu'une autre mais plutôt un équilibre entre différentes images qui vont former une espèce d'harmonie, comme différentes notes. Il ne s'agit pas de savoir quelle note en particulier est juste, mais de savoir à quel moment, à quel endroit elle sera juste. Que ce soit sur un plan plastique (couleur, motif, composition) ou au niveau de ce que racontent les photos d'ailleurs, cette idée d'équilibre marche pour tout, je pense. Un peu comme quand on construit une phrase, finalement.
Votre façon d'utiliser les espaces naturels fait penser à Stephen Shore ou Ryan McGinley, une démarche expérimentale qui travaille le média.
Les grands espaces, ça vient sans doute du fait que j'ai plus ou moins découvert la photo en même temps que le surf. J'ai grandi avec des posters de vagues partout dans ma chambre. C'est assez particulier la photo de surf, c'est à mi chemin entre le sport et la photo, ya ce truc de devoir s'engager physiquement, prendre des risques pour avoir la meilleure photo possible, les mecs se placent toujours plus à l'interieur de la vague pour avoir le meilleur angle du tube, au risque de se faire exploser sur le récif avec tout leur materiel. Il y a un coté performance, qui est aussi une façon de «travailler sur le media» je trouve. Concernant Stephen Shore je me demande si sa démarche n'était pas surtout documentaire, même si bien sur il y avait un travail sur le motif, et le medium lui-même. Et ce que j'aime chez McGinley c'est la plasticité, son traitement quasi impressionniste : il utilise la photo presque comme de la peinture, ce sont ces séries-là qui me plaisent, je me sens assez proche de cette façon d'envisager la photo.
D'un autre côté, vous êtes friand de contenus documentaires sur les grands espaces, les tribus reculées... Cherchez-vous à aller vers plus de sujet de reportage ou documentaires ?
Je suis super fan de documentaires oui. Après là on pourrait débattre 2h sur le mot «documentaire». Je suis pas du tout attaché au «témoignage» stricto sensu, ce qu'on a appelé le Cinéma-direct par exemple, mais j'aime beaucoup utiliser ce qu'on pourrait appeler «le contexte documentaire» dans une pratique plastique (que ce soit de la mode, mon travail personnel, ou autre chose). Bien que ce soit deux approches différentes, et qu'il soit difficile de concilier les deux. Je me sers de ce que j'appelle «le contexte documentaire» pour donner un coté plus naturaliste à mes photos peut être, comme quand Robert Bresson utilisait des acteurs non professionnels pour sortir du «théâtre filmé». Donc effectivement je m'oriente vers des sujets «plus documentaires», pas forcément en photo d'ailleurs.
Dédé (2007), tiré du Vice Poverty Issue. Reportage de 4 semaines à Behren-lès-Forbach (la ville la plus pauvre de France), 2007.
En quoi votre dernière série, Sunset over Serotonin, se distingue des précédentes ?
Sunset Over Serotonin, c'est une tentative de rassembler des images faites sur une période assez longue (quatre ans à peu près) dans des contextes différents, avec différentes techniques, pour voir comment elles peuvent s'articuler. Mes autres séries, en général, naissent plutôt d'une idée ou d'un concept, et les photos viennent ensuite l'illustrer en quelque sorte. Là, c'était presque le procédé inverse, même si j'avais déjà une « ligne » en tête et un titre, puisque je connaissais déjà les photos. Je voulais voir ce qu'il se dégageait d'un ensemble éclectique, s'écarter de l'idée de la série tel qu'on la connait (le motif, le sujet etc) pour essayer de trouver une sorte de logique muette à l'ensemble. Je voulais aussi donner une importance à des photos faites très spontanément. Et je trouve qu'en trame de fond finalement, il y a des sujets assez universels.
Mais pour l'instant, cette série est plus ou moins ongoing, à cause de mon rapport un peu cheulou au temps sans doute. Je peux revenir dessus, enlever des trucs, en rajouter, c'est pour ça qu'elle marche bien sur le net, ça permet de faire des retouches. C'est étrange de faire comme ça, mais j'arrive pas à me résoudre a aller faire des prints, je trouve ça presque mortifère, ce coté «bon bah c'est fini» du tirage encadré et accroché au mur, ça me fait flipper.
Vous réalisez des séries, des vidéos, mais pas de livre, alors que beaucoup de photographes de la même génération les utilisent maintenant comme des portfolios.
Oui, on assiste a un vrai retour au fanzine ou livre auto-publié, il n'y a qu'à voir le succès de salons comme Off-Print. Après, j'ai parfois l'impression que dans la masse de trucs publiés, beaucoup le font plus par « nostalgie » que parce que c'est vraiment pertinent par rapport aux images qu'ils produisent, un peu comme le coup du «Putain, je préfère recevoir une lettre par la poste qu'un email», un truc un peu réac', quoi.
Bien sûr, le support livre c'est quelque chose de particulier qui demande de penser à l'objet, à la maquette, etc. C'est super intéressant, mais je crois qu'on peut aussi le faire sur une page web. Le livre, c'est un peu « l'examen final » : si tes photos tiennent la route dans un livre, t'es bon pour aller à la fac.
Mais moi j'ai grandi avec Internet, et 80% des images auxquelles je suis exposé quotidiennement sont sur internet, que ce soit du cinéma ou de la photo. Je crois que la diffusion doit être adapté au propos, au public, et aux images.
Sans Titre (2011) & Arnaud (2007) de la serie Sunset Over Serotonin.
Du coup jusqu'ici je n’ai pas forcément senti le besoin de faire un livre, mais j'y pense, pour la série Sunset Over Serotonin justement, même si pour l'instant j'aime bien le format «frise historique» de la ligne en scroll sur une page web assez proche d'un accrochage, finalement; ça marche bien avec le sujet. Sur les histoires de publications, il y a aussi le fait que j'ai la chance d'être publié dans des magazines, voir d'autres supports, et que le format magazine colle bien à mon idée de la photo. J'adore voir un portrait que j'ai fait à coté d'une interview dans un mag par exemple, même si c'est pas forcement l'endroit ou tu t'exprimes le plus, le portrait, j'aime bien le coté «utilitaire» de la photo. Faire de la Stock photography, ou cartographier une ville en streetview en conduisant la bagnole Google, sont des trucs qui m'intéresseraient à fond par exemple.
Deux mots sur Vice. Avez-vous l'impression d'appartenir à une école en étant associé à cette tendance de la photo qui vient du magazine Vice et qui influence la photo contemporaine ?
Je ne sais pas trop. Je fais certainement partie d'une génération et d'un groupe social : blanc, hétérosexuel, occidental, de moins de 30 ans, mais d'une « école », je ne pense pas forcément.
Sans titre & Sally (2011), tiré du fashion shoot Passe ton bac d'abord. « L'idée c'était un enfant hyperactif qui fait des farces à des jolies filles. Là on lui avait mis une mine de criterium dans sa clope. »
Quel est aujourd'hui votre rôle au sein de la version française du magazine, en êtes-vous l'éditeur photo ?
Non, je ne suis pas l'éditeur photo ; je travaille régulièrement pour eux en tant que photographe freelance, et j'ai curaté une expo Vice avec l'aide d'Estelle Hanania en septembre dernier.
Aujourd'hui, qu'est ce qui vous apporte le plus de satisfaction et vers quoi vous orientez-vous, entre la photo de mode et commerciale, les reportages et les activités de curating ?
Ce que je préfère ça reste le documentaire et le reportage, pour «sortir du bureau», mais j'aime aussi faire des images commerciales, et de la mode quand c'est possible de le faire d'une manière intéressante. J'aime aussi jouer avec le medium, expérimenter des trucs plus plastiques. En fait j'aime bien tout, tant que ça me pousse à sortir de chez moi et à voir du monde. Pour l'instant j'ai le temps de tout faire donc je me sens pas obligé de m'orienter vers un truc plutôt qu'un autre, donc on est cool.
Le site de Maciek Pozoga : http://maciekpozoga.com/ .
Photo de vignette © Estelle Hanania.
Entretien réalisée courant avril 2011 par Antoine Soubrier.