Comment avez-vous débuté la photographie? Quelle a été votre formation?
J'ai commencé à prendre des photos en 2006. J'étudiais à l'Université Américaine de Bulgarie (Sofia) et dans le cadre de ma formation en journalisme, j'avais également des enseignements en photographie. Cela m'a beaucoup plu, et j'ai commencé, parallèlement, à prendre des photos pour mon propre plaisir. Quand je suis arrivée à Erevan, j'ai suivi durant 9 mois des cours de photojournalisme au Caucasus Media Institute (CMI).
En tant que journaliste, il vous semblait important de pouvoir également travailler sur l'image grâce à la photographie?
Je pense qu'écrire ou photographier peuvent se suffir à eux-mêmes. L'écriture seule en est d'autant plus impactante. Lorsqu'il s'agit d'une démarche informative, l'écriture et la photographie sont complémentaires : le texte accompagne la photo. Les deux sont vraiment nécessaires.
Men celebrate Armenian Independence Day in Bayandur Village, Armenia. 2011 © Anush Babajanyan
Pour vous, que représente la photographie?
C'est un moyen de raconter des histoires. A l'université, j'ai réalisé que l'écriture ne me suffisait pas, j'avais aussi besoin de m'exprimer visuellement. La photographie a une place particulière dans ma vie, mais j'explore aussi de nouvelles directions en écriture. Par exemple, je rédige beaucoup de chansons pour mon mari qui est flûtiste dans le groupe The Bambir. J'ai écrit la plupart de ses chansons. Il se passe quelque chose d'intense quand j'arrive à trouver les mots pour accompagner la musique qu'il a composé.
Que pouvez-vous dire sur le projet «Inlandish»? Comment en avez-vous eu l'idée ?
«Inlandish» était mon projet de fin d'études. J'ai vu ces femmes qui déambulaient dans la rue, portant des vêtements excentriques et du maquillage tape à l'oeil. Qu'elles assument se montrer de cette manière était quelque chose de très inspirant pour moi. Je ne voulais pas particulièrement apprendre à les connaître personnellement. Il me paraissait important de les photographier comme cela, de la manière dont elles se présentent en société. Je les ai donc photographié au fil de mes rencontres dans la rue. Avec chacune d'entre elles, j'ai pris beaucoup de clichés pour ne retenir à la fin qu'un seul portrait. C'était en 2008, et, encore aujourd'hui, je continue à photographier ce projet. Même si je n'ai pas toujours le temps de m'y consacrer pleinement, je n'arrêterai sous aucun prétexte cette série.
Natalie, 2010 © Anush Babajanyan
Comment réagissaient ces femmes lorsque vous leur demandiez la permission de les photographier?
Dès que j'allais à leur rencontre, je leur expliquais l'objectif de cette série et que leur allure me fascinait. Parfois elles refusaient que je les photographie, mais la plupart du temps, elles acceptaient. Certaines avaient peur que l'on se moque d'elles mais pour d'autres, le fait de s'habiller de cette façon avait justement pour but que les gens les regardent.
Avez-vous réussi à comprendre la démarche de ces femmes? Qu'est-ce qui les pousse à adopter un style vestimentaire aussi décalé?
Pour beaucoup d'entre elles, par leur allure, elles expriment leur personnalité exactement de la manière dont elles le souhaitent. En étant différentes de tous les autres, elles veulent être appréciées pour leur singularité. Mais cela ne relève en rien d'une démarche féministe qui les pousseraient à revendiquer leur droit, en tant que femme, d'être différente. C'est également une rupture avec la tradition arménienne. Ce qui leur tient à coeur est quelque chose de très personnel, elles veulent montrer aux gens à quel point elles sont uniques.
Parmi toutes ces rencontres, laquelle vous a le plus émue?
Sveta. Je l'ai rencontré la première fois en 2008 mais je n'ai réussi à la photographier qu'en 2013. Beaucoup de gens l'avaient déjà approchée. Elle avait répondu à des interviews et à un certain point, elle s'est sentie ridiculisée, comme si personne ne la prenait au sérieux. Elle a accepté de me parler mais pas d'être photographiée ou filmée. J'ai essayé de la convaincre, et j'ai inventé des stratagèmes en lui disant que mon professeur voulait absolument que j'arrive à la prendre en photo. Nous avions établi une relation privilégiée mais elle continuait de refuser. Pendant quelque temps, je suis passée à autre chose et, en 2013, j'ai décidé de la recontacter. J'avais perdu son numéro de téléphone mais je savais dans quel quartier aller. Je m'y suis rendue, et tout le voisinage savait où je pourrais la trouver. Ils m'ont indiqué une direction et je l'ai tout de suite vue dans la rue. J'ai parlé avec elle et cette fois-ci, elle n'a émis aucune objection, comme si toutes les conversations que nous avions eues avant n'avaient jamais existé. Nous nous sommes revues le lendemain, elle était prête et nous avons pris les photos.
Sveta, 2013 © Anush Babajanyan
De manière générale, ces femmes étaient assez versatiles. Psychologiquement, il se dégagait d'elles une extrême solitude, ce qui est peut-être une des raisons pour lesquelles elles se mettent ainsi en avant. Derrière ces looks exhubérants, il se cache beaucoup d'histoires de vies difficiles.
Vous avez également réalisé un projet intitulé « The Right to Housing » (Gyumri, 2009). Pouvez-vous nous dire quel en était le sujet ?
Après Erevan, Gyumri est la deuxième plus grande ville d'Arménie. Il y a de nombreux quartiers où les gens vivent dans des conditions extrêmement précaires, dans des habitations qui se voulaient au départ temporaires. Depuis le tremblement de terre en 1989, les gens sont toujours en attente de l'aide du gouvernement. Même si ce n'est pas flagrant à première vue, Gyumri reste l'une des régions les plus pauvres d'Arménie. J'ai commencé à prendre des photos des habitants et de leurs maisons en 2009, puis en 2010. Tout était dévasté. Encore maintenant, quatre mille familles vivent ainsi. Le gouvernement a fait construire des immeubles, de très mauvaise qualité, dans la banlieue de Gyumri, mais c'est loin d'être suffisant. Lorsque je faisais ces photos, une ONG (Third Nature NGO) est venue vers moi. Ils s'occupaient des conditions de logement à Gyumri et m'ont aidée sur place pour les visites, les contacts. Ils m'ont proposé de présenter mon travail dans le cadre d'un catalogue, qui a nécessité un an de travail et m'a valu une récompense de la Open Society Foundation. Ces albums ont ensuite été distribués aux membres du Parlement. Attirer l'attention du gouvernement, mais aussi de potentiels donneurs, était la chose la plus importante. Même si nous n'avons eu aucun retour direct de la part des dirigeants politiques, nous savons qu'ils ont été au courant de ce projet. Cette série a également été exposée à deux reprises, notamment à Erevan, pour que les citadins prennent conscience de ce qui se passe là-bas.
C'est le genre de question qui aurait déjà du être résolue, et qui aurait pu l'être, depuis des années. Les financements sont là, et c'est honteux que la situation reste inchangée. Mais le problème n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. Les habitants des domiks (soit littéralement “petite maison” en russe) ont aussi leur part de responsabilité. Beaucoup d'entre eux ont vu leur famille s'agrandir, et lorsqu'ils reçoivent leur nouvelle maison ou appartement, ils préfèrent y envoyer leurs fils ou leurs filles. La situation reste alors bloquée.
Vous avez participé au « Merhabarev Project » pour lequel ont collaboré photographes turcs et arméniens. Qu'avez-vous retiré de cette expérience?
Ce projet a été organisé par la fondation Hrant Dink (basée à Istanbul), pour participer à la résolution du conflit entre l'Arménie et la Turquie. Hrant Dink était turc, d'origine arménienne et il a vivement défendu les droits des Hommes et les minorités. Il avait sa propre idée de ce que devait être le dialogue entre Arméniens et Turcs. Il a été assasssiné par un nationaliste turc en 2005.
Dans le cadre du « Merhabarev Project », 5 photographes turcs étaient amenés à rencontrer 5 photographes arméniens. J'étais l'un d'entre eux et nous avons travaillé tous ensemble au cours de workshops à Istanbul. J'avais un partenaire d'origine turcque et nous sommes allés prendre des photographies dans deux villages, de chaque côté de la frontière : Gumry et Kars. Nous avons réalisé un film multimédia de 5 minutes sur une école de musique. Nous voulions montrer l'innocence de ces enfants face au conflit, et transmettre la simple idée que la musique n'a pas de frontière. Par la suite, la fondation m'a proposé de devenir coordinatrice de projets culturels.
Fondation Hrant Dink : http://www.hrantdink.org/?Lang=en"
Children play in the street in Kars, Turkey. 2008 © Anush Babajanyan
Quels sont vos projets pour de futures séries?
Je finis un projet sur les travailleuses itinérantes à Istanbul. Cela s'insère aussi dans mon implication au sein du dialogue entre l'Arménie et la Turquie. Il y a beaucoup de femmes arméniennes qui laissent leur famille ici et qui partent travailler à Istanbul comme employée de maison ou femme de ménage. Pour ces travaux, j'ai été soutenue par the Open Society Foundation Documentray Photography Project qui a été d'un grand soutien. J'avais comme mentor un photographe fantastique de l'agence Magnum : Thomas Dworzak Maintenant, j'aimerais beaucoup publier un livre afin de rassembler ces portraits de femmes.
Open Society Foundation : http://www.hrantdink.org/?Lang=en"
Propos recueillis par Capucine Michelet
Lien vers le site de la photographe : http://www.hrantdink.org/?Lang=en"