© Gao Yuan / TASCHEN
Plus besoin de le présenter. Son nom est comme une marque déposée, comme une réalité inscrite éternellement dans notre langage. Indéfinissable mais reconnaissable, Ai Weiwei est sans doute l'un des artistes les plus connus de sa génération, un de ceux dont on sait que la postérité est déjà assurée, et pour longtemps. Tout le monde a déjà parlé ou entendu parler d'Ai Weiwei, figure artistique et politique, tant son œuvre et ses propos sont prolifiques. Les éditions TASCHEN s'attaquent néanmoins au mastodonte, en publiant la première monographie exhaustive de l'artiste... Et inévitablement, le livre est un pavé. Photographies (minoritaires mais frappantes au sein de son œuvre), installations, interviews d'Ai Weiwei, citations, textes longs de plusieurs personnes qui le connaissent et étudient son travail... L'univers de l'artiste est plus qu'exploré, il est retourné de fond en comble, investi dans toutes ses subtilités. Auteur d'œuvres à la fois simples et complexes, virulentes et pacifiques, évidentes et énigmatiques, Ai Weiwei est un concentré de contradictions, faisant de lui un incontournable difficile à cerner. Nous nous y essaierons, en vain sans doute.
Il a été détenu illégalement par la police en 2011 ; il a vivement critiqué la politique de son pays sur son blog, qui a été fermé ; il a lui-même construit son atelier et l'a lui-même démoli ; il connaît parfaitement l'artisanat chinois ; il a mobilisé plus de 1600 personnes pour réaliser 100 millions de graines de tournesol artificielles... La démesure est telle, en abordant Ai Weiwei, qu'on est obligé de plonger dans un monde parallèle. Et le tournis semble devoir devenir perpétuel. Il n'a pas fini de faire parler de lui : à 59 ans, l'artiste a toujours l'air bien en forme, et paraît presque plus jeune et dynamique que sur ses photos de jeunesse ! Il faut dire que la vie lui a plutôt souri, puisqu'il est un des plus grands artistes de son temps. En témoignent les textes d'Uli Sigg et de Roger M. Buergel, qui connaissent tous deux Ai Weiwei personnellement et qui, entre autres auteurs, participent à l'ouvrage. Pour un artiste-monument, il faut le livre adéquat : gros, fourni, exhaustif.
Déstructurer objets et conceptions
TASCHEN relève ce défi et propose une monographie qui suit les différentes périodes de l'œuvre d'Ai Weiwei : ses premières réalisations à New York, de 1983 à 1993, constituent par exemple une première partie ; et le livre va jusqu'à sa libération en 2011, alors qu'il était détenu illégalement, et dans un lieu tenu secret, en Chine. Si les travaux les plus mémorables d'Ai Weiwei restent ses installations titanesques, comme le stade olympique de Pékin ou le parterre de 100 millions de graines de tournesol en porcelaine à la Tate Modern, ses réalisations photographiques n'en sont pas moins notables. Au contraire. Ses premiers clichés, à New York, en plus d'être nombreux – au moins 10 000 ! - marquent déjà l'empreinte d'un artiste qui cherche à donner aux objets des sens nouveaux, des interprétations particulières : « la plupart de mes travaux tournent autour de l'actualisation ou de la redéfinition de certains objets », écrit-il lui-même. Ce cintre déformé et rempli de graines de tournesol (p.33) en est un bel exemple, assez poétique. Il sonne comme une préfiguration du fameux Sunflower seeds... et atteste déjà d'une passion de l'artiste pour la matière, pour le travail des objets et leur déformation.
LA DEUXIÈME PHOTO, TIRÉE DE DROPPING A HAN DYNASTY URN, 1995
© Ai Weiwei Studio / TASCHEN
Dissidence de l'art
L'engagement d'Ai Weiwei se dessine dès son retour à Pékin, en 1993. La photo de sa femme montrant sa culotte devant l'entrée de la Cité interdite, sur la place Tian'anmen, en 1994 (p.63), suffit à résumer son message au régime chinois. L'œuvre intitulée Dropping a Han dynasty urn (détail ci-dessus), plus célèbre, est tout aussi saisissante, car elle est un subtil mélange de simplicité et de complexité, d'évidence et de symbolisme. Car si prendre trois photos successives de soi-même en train de lâcher un vase semble simple, le fait de le faire avec cet air indifférent, presque dédaigneux, alors qu'il s'agit d'un objet rare et vieux de deux millénaires, a de quoi questionner et déranger un certain régime... Là encore, le message est clair, et il est passé.
On le comprend, le tempérament d'Ai Weiwei à cette époque (1993-1999) peut se résumer en ce terme, qu'il emploie lui-même souvent : « Fuck ». Sa série Study of persective, prolifique et très connue, matérialise ce terme à travers le doigt d'honneur, qui fait le tour du monde. Il colle à la peau d'Ai Weiwei, littéralement, comme on le voit dans cette photo, encore à la place Tian'anmen (p.83), puisque le mot est tatoué en rouge sur son torse. Comme l'écrit William A. Callahan, l'artiste « brouille les frontières entre l'art, la vie, la politique et le militantisme ». Plus que les brouiller, il les abolit, nous démontre leur futilité, et tout cela sans faire l'amalgame entre ces catégories. S'il prend ce risque, il ne le concrétise jamais de façon univoque. La lecture des échanges téléphoniques d'Ai Weiwei avec un ministère chinois ou avec une police qui le frappe démontre cette espèce de virulence douce qui l'habite, d'indignation élégante qui l'amène à dénoncer sans dénigrer, ni catégoriser l'autre dans un quelconque camp ennemi.
GRAPES, 2010 © Ai Weiwei Studio / TASCHEN
« Expérience de chaos contrôlé »
De manière générale, les œuvres d'Ai Weiwei visent toujours une sorte de dimension éthique, sans qu'elles soient systématiquement dirigées de façon explicite contre une politique ou un gouvernement. Des tables surréalistes, des vieux tabourets de la dynastie Qing étrangement rassemblés (exemples ci-dessus et ci-dessous), des cartables qui forment une inscription rendant hommage aux enfants tués par le séisme du Sichuan, Fairytale qui est une sorte d'œuvre-expérience... Tous ces éléments sont à découvrir dans le livre, et nécessiteraient un roman si l'on devait les développer. La formule de Philip Tinari, cité par Roger M.Buergel, commissaire de l’exposition Documenta de 2007 qui accueillit l’œuvre Fairytale, condense bien une des contradictions qu'Ai Weiwei construit à travers ses œuvres : une « expérience en matière de chaos contrôlé ». Au chaos d'un séisme répondent des œuvres monumentales, face à l'oubli et aux non-dits du gouvernement chinois : Sunflower seeds, Remembering. Aux écoles effondrées répondent leurs propres barres, récupérées et redressées, qui forment l'œuvre Straight. Aux horreurs du réel répondent les beautés de l'art. Ai Weiwei cherche donc sans cesse à cerner ce qui ne peut pas l'être, à donner la parole au silence, à matérialiser les spectres et les concepts.
BANG AT AI WEIWEI'S STUDIO, PÉKIN, 2013 © Ai Weiwei Studio / TASCHEN
Si cette maîtrise du désordre passe le plus souvent chez Ai Weiwei par le travail de la matière, il semble alors que la photographie devienne elle-même un sujet de réflexion, un matériau, notamment dans la série Provisional Landscapes (2002-2008), qui explore l'architecture en train de se construire, les chantiers inachevés au moment de la prise de vue. Ai Weiwei justifie cette démarche par une réflexion sur l'instant photographique : « J'ai commencé ce travail dans l'intention d'être plus conscient du temps présent. Dans la vie, la plupart du temps, on ne fait que passer d'une chose à la suivante. La plupart des gens sont conscients de l'avant et de l'après, mais ils ne prêtent pas attention aux changements qui se produisent entre les deux, et pour moi les détails de ces photographies montrent exactement cela.» On comprend cette démarche, systématique chez Ai Weiwei, de vouloir toujours signifier quelque chose, de donner une impulsion de sens à l'art, que celle-ci soit indéfinie ou claire comme un doigt d'honneur.
DESCENDING LIGHT, 2007 © Ai Weiwei Studio and Mary Boone Gallery, New York
TASCHEN réussit donc son pari à travers un livre qui emmène le lecteur dans le système et le monde du grand artiste. Toutes ces photos d'œuvres, ces images de la vidéosurveillance d'Ai Weiwei, ces citations, construisent un ouvrage qui devient l'édifice d'une pensée artistique. Peintures, sculptures, installations, vidéos, photos, l'artiste chinois semble avoir déjà tout exploré mais n'a sûrement pas fini de susciter l'admiration ou la détestation. Laissons-lui le mot de la fin, avec encore une fois une belle réflexion sur la photographie : « Photographier, c'est un peu comme dessiner, avec une méthode différente. C'est un exercice qui permet de réfléchir sur ce qu'on voit et sur la manière dont on l'enregistre ; en essayant de ne pas utiliser ses mains, mais plutôt sa vision, son esprit. Photographier, c'est comme respirer. Au bout d'un moment, ça devient un geste naturel. » Amen.
STRAIGHT, 2008-2012 © Ai Weiwei Studio / TASCHEN
Livre : Ai Weiwei.
Prix : 49,99 €
TASCHEN éditions.