Passages - Bruno Barbey, Carole Naggar, Jean-Luc Monterosso - Editions de La Martinière
Né Italien au Maroc pendant la seconde Guerre Mondiale, Bruno Barbey affirme rapidement son goût pour l’image, préférant la cinémathèque et Pier Paolo Pasolini, l’amitié et la vie. Après le lycée Henri IV, il entre finalement dans l’Ecole des Arts et Métiers de Suisse. Là-bas, il s’ennuie, parmi les futurs photographes publicitaires et industriels. En 1962, un premier travail en noir et blanc sur les Italiens (celui qui ouvre Passages), lui ouvrira également les portes de l’Agence Magnum, et le début d’une carrière fulgurante où se dessinent les contours d’une géographie nouvelle.
Ile de la Réunion, 1991 © Bruno Barbey / Magnum Photos
Le temps photographique
A priori, les images de Passages sont disposées de façon chronologique. Chaque pays parcouru est l’occasion d’un reportage efficient sur plusieurs années. Les photographies se croisent à travers le temps, elles sont comme épinglées sur une interminable corde à linge, où chacune changerait sans cesse de place et d’image voisine, proposant à chaque fois une lecture, un sens différent. Alors, les endroits visités prennent un aspect éternel, onirique, éclatant de métamorphoses. A travers ce voyage parmi les choses et le temps, Passages permet de poser la question de l’image en devenir, de la photographie qui devient document. Car le temps chronologique passe sur l’image et, avec lui, le prisme des regards qui la modèle, qui la transforme, l’érige en témoin de ce qui a été vu, de ce qui a disparu ou de ce qui continue d’être.
Au fil des pages, les dates et les repères s’oublient, il suffit simplement de parcourir le livre, d’observer l’environnement et les êtres qui l’habitent : ils participent tous d’une même dynamique, celle de l’existence. Ainsi, le temps linéaire semble une mesure inventée qui n’est mesure de rien, puisque l’événement disparaît au profit du moment, pur, comme dévêtu de la connaissance qui l’entoure et qui l’habille. Pourtant, ces évènements sont là, flagrants, légendés même. Mais ce qui retient l’attention, c’est l’information première : l’action s’y déroule en tant que mouvement intentionnel, comme intuition d’un geste rituel. L’action est figée pour pouvoir toujours se déployer, pour apercevoir la trace d’une expression ou d'une sensation perdue, à nouveau retrouvée.
Ecrire
Certaines photographies sont familières. Aisément, il est possible de reconnaître les événements de Mai 68, la France agricole des années 60, le grand Hotel Nord-Pinus de la ville d’Arles, pourtant transformé depuis. Figurent également le bus Palladium (club Parisien inchangé), quelques nudistes du sud, les auteurs Marguerite Duras et Jean Paul Sartre, fidèlement représentés.
Difficile donc, de décrire l’exotisme, la sensation pure de découverte à saisir au gré des pays, ces lointains inconnus qui répondent présents à travers l’image. Difficile de décrire les couleurs irréelles, les sombres reliefs tendres du Lac Dukan au Kurdistan, le noir et blanc incisif parfois utilisé pour écrire l’Orient. Difficile de raconter le paradoxe, l’intensité des instants, des gestes inachevés mais déjà fixés. Par exemple cette photographie, prise au Nigéria : les mains sur la gauche sont en train de dire, elles n’ont pas fini. Le corps qui possède ces mains est hors champ, mais quelques visages sont présents. L’ombre dessine la rue minable, les drapés sont beaux, les couleurs tièdes, chatoyantes. Il y aussi ce couple cubain à Rio : allongé sur l’herbe et sur les papiers journaux, les murs gris sur lesquels des lettres sont tracées, les corps en diagonales, les yeux qui appartiennent à ces corps et qui regardent l’objectif avec le même air de défi que s’ils regardaient la Mort.
Koweit, 1991 © Bruno Barbey / Magnum Photos
« Je suis plus à l’aise avec les images qu’avec les mots », confie Bruno Barbey dans les premières lignes qui introduisent l’ouvrage. Précisément, c’est cette mince frontière entre les mots et les images que met en relief Passages. Souvent préfacée par de grands auteurs, tels que Le Clézio, Tahar Ben Jelloun ou Jean Genet, l’oeuvre de Bruno Barbey est elle aussi littérature. Bien sûr, elle permet de collectionner les formes du monde, elle affirme que le signe est plus sensible que le sens. Elle est aussi la rencontre entre celui qui, par ses mots et donc par ses images, affirme une vision incontestable du monde en essayant de se dire lui-même.
A la lecture de Passages, il apparaît de façon très claire que les séries photographiques de Bruno Barbey devaient dialoguer toutes ensemble, être rassemblées pour pouvoir déconstruire le monde qu’elles représentent. Désormais c’est évident, en l’ayant sous les yeux : les images sont unies par la fièvre de raconter ce qui est, de détruire le temps inventé par l’Homme pour parvenir au temps réel car « Il n’y a que lorsque le pendule s’arrête que le temps se met à vivre » comme l’écrivait William Faulkner, parce que l’oeuvre de Bruno Barbey est elle aussi pleine de bruit et de fureur.
http://www.editionsdelamartiniere.fr/ouvrage/passages/9782732455723"