Mauvaises filles - Editions La Manufacture de Livres - 29 euros
Quel drôle d'objet que ce livre ! On le prend en main, on le tourne et le retourne... Cela ne fait aucun doute, le noir et blanc de la couverture et les empattements que portent les lettres du titre le confirment : c'est bien de la photographie d'art. Quelques 150 pages plus tard, on est pourtant obligé de se rendre à l'évidence : non seulement l'émotion artistique n'est pas au rendez-vous, mais encore le mobile de ce livre est plus que douteux. Retour sur un raté.
Ce recueil, gentiment intitulé Mauvaises filles, regroupe plus d'une centaine de portraits de prostituées pris dans l'entre-deux-guerre par deux clients. Si l'un d'eux reste un anonyme Monsieur X, c'est que le terme portrait est dans ce cas précis un euphémisme, ou plutôt, une métonymie : ce que les photos montrent surtout de ces femmes, ce sont des toisons touffues (le poil n'était alors pas en disgrâce) et des entrejambes aussi ouvertes que des pistaches trop mûres.
© Mauvaises filles
L'on ne s'indigne pas (encore), au nom du réalisme documentaire et même d'une certaine sensibilité féministe : les prostituées aussi ont droit à leur heure de gloire et la nudité de leur corps, accessoirement outil de travail, se justifie dans un tel contexte. Et puis, Klimt, Schiele, Picasso, Degas, n'en ont-ils pas peintes et dessinées des dizaines, de ces femmes « de petite vertu » ? Et avec quel style !
Mais voilà, le bénéfice du doute s'efface à mesure que l'on lit la préface de ce livre. À travers une mise en scène narrative certes plutôt bien écrite (une jeune fille, sans nom mais que l'on sait pauvre et débrouillarde, rencontre son homologue masculin ; tous deux grandissent côte à côte et basculent petit à petit dans le banditisme, devenant respectivement « la mauvaise fille » et « le mauvais garçon »), les éditeurs semblent justifier l'existence du proxénétisme, cette chose bien naturelle. Mais passons.
© Mauvaises filles
Venons-en donc aux photographies. Sans légende (pourquoi faire, d'ailleurs ? Qui s'inquiète de l'identité des ces femmes-choses?), les clichés défilent devant nos yeux sans que rien ne les accroche et n'empêche l'acheminement certain vers la fin du livre, qui ne manquera pas d'être accompagné d'un soulagement pour les lecteurs-trices.
© Mauvaises filles
Cette indifférenciation des photos s'explique par l'absence de qualité artistique des photographes. Ils sont avant tout des clients : ceci explique cela. Le noir et blanc et les porte-jarretelles vintage, même en 2015, ne suffisent pas. Pas plus que le papier peint kitsch qui décore les murs de la maison close et l'arrière-plan de ces clichés sans profondeur (sans mauvais jeu de mots). Ni même les jeux érotiques d'onanisme que mettent en scène les modèles, peu convaincantes d'ailleurs.
Mais peut-on le leur reprocher ? Car il ne s'agit doute que d'un fantasme de « consommateur » qui, immortalisé, a perduré jusqu'à aujourd'hui. Jusqu'à ce qu'une brillante maison d'édition (notez l'ironie) décide d'en faire un livre d'art. D'art ? Non. Dard ? Peut-être, oui. Un livre qui provoque un malaise (et pas de ces « bons » malaises qui font réfléchir) en mettant les lecteurs dans la position de celui qui voit sans être vu, et plus dérangeant encore, dans la position du client.
© Mauvaises filles
Alors s'il devait y avoir de mauvaises personnes ici, ce ne sont pas tant les « mauvaises filles » (qui ne le sont que parce qu'on le leur ordonne) que les « mauvais garçons », voyeurs d'hier et d'aujourd'hui qui tirent leur plaisir d'un rapport genré non réciproque.
Marie Beckrich