© Morris Engel and Ruth Orkin - Carlotta films 2014
Très riche, cet ouvrage documente les moments clefs tant photographiques que cinématographiques du couple Engel-Orkin. Un voyage dans le temps teinté de candeur et de gravité dans le New-York populaire. Un hommage dans un deuxième temps à un film révolutionnaire méconnu, Le Petit Fugitif. Stefan Cornic et la maison Carlotta films, spécialisée dans le cinéma de patrimoine, ont joint leurs efforts pour redonner les lettres de noblesses à des artistes oubliés par la postérité.
Morris Engel et Ruth Orkin en 1953 (Carlotta films 2014)
Une histoire de rue
Né en 1918 à Brooklyn, Morris Engel est élevé dans le dénuement par une mère seule. Il part à l'aventure dans les rues du faubourg le plus populaire et cosmopolite de New-York. Sa trajectoire change à 17 ans lorsqu'à la suite d'une annonce il rejoint la Photo League qui délivre des cours de photographie pour un coût dérisoire. Ce club s'inscrit dans les pas de l'école de la street photography avec son regard social, résolument urbain. C'est au sein de cette association qu'il rencontre Ruth Orkin en 1945 avant de l'épouser en 1952, un an après la fermeture de la Photo League, jugée trop subversive. La notion de couple n'a jamais aussi bien fonctionné que pour ces deux là. Lorsque l'on regarde les photos de l'ouvrage on ne peut affirmer, sans les légendes, qui a pris la photo tant Engel et Orkin sont sur la même longueur d'onde. Les ambiances, les cadres, les moments volés se ressemblent étrangement.
© Ruth Orkin - American girl in Italy, 1951 (Carlotta films 2014)
À son retour au pays après avoir été photographe dans l'armée américaine, où il s'est vu récompenser pour la qualité de son travail, Morris Engel ne capitalise pas ce succès et enchaîne les petites collaborations. Son talent n'est pas reconnu à sa juste valeur alors que tous ceux qui l'on croisé ont le sentiment d'être en présence d'un maître.
Le style documentaire développé par la Photo League inspire Morris Engel qui photographie les milieux populaires dont il est issu. Au travers de ses photos on a l'impression de vivre l'enfance qu'il a vécue. Il faut garder à l'esprit qu'il est le cadet d'une famille sans père et que son éducation s'est faite en partie dans la rue. Ses photos sont sans artifices ni misérabilisme et ne constituent pas une revanche. Il s'agit d'avantage d'un tableau social de Big Apple, un arrêt sur image sur cette ambiance d'après-guerre synonyme de liberté. New-York semble être une source d'inspiration intarissable, en témoigne la série de photo de Ruth Orkin qui photographie de la fenêtre de son appartement presque quotidiennement pendant trente ans. On se promène dans le Lower East Side comme la bande du petit Noodles, héros d' Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Morris Engel ne peut s'empêcher de prendre des photos une fois qu'il met un pied dans la rue. Les artères de New-York sont les décors de son studio en plein air.
© Morris Engel - Kids in audience, 1946 (Carlotta films 2014)
Il photographie beaucoup l'enfance et l'insouciance qui la caractérise. Un mélange de naïveté et de gravité liées à la difficulté de la vie. Dans ses clichés on ressent son intérêt pour les gens et les relations qu'ils peuvent tisser dans un milieu urbain. Paul Strand dit très justement de lui qu'il « ajoute au portrait le compte rendu des relations entre les gens ». Le titre évocateur de sa première exposition monographique l'atteste : « Photographs of people ».
© Morris Engel - Two women Lower East Side, 1938 (Carlotta films 2014)
© Morris Engel - Harlem Merchant, 1937 (Carlotta films 2014)
La rue n'est pas son unique muse, sa femme Ruth Orkin l'est également. Elle est la fille d'une actrice de muet et a grandi à Hollywood. Ne pouvant intégrer le syndicat des professionnels du cinéma qui refusait les femmes, elle devient photographe de presse et portraitise les plus grandes stars du moment (Humphrey Bogart, Marlon Brando, Alfred Hitchcock, Léonard Bernstein).
Ce mélange des deux identités influence Morris Engel qui est attiré par le cinéma. « J'ai toujours senti que pour être un bon réalisateur, il fallait faire de la photographie d'abord. Et j'ai toujours senti que pour être un bon photographe, il fallait commencer par faire des films. Maintenant, bien sûr, la question est : par quoi commencer. Je ne pense pas que cela compte beaucoup, mais dans l'histoire de la photographie peu de gens ont fait les deux. »
« Filmer comme un photographe »
Après avoir décrypté le parcours du couple Engel-Orkin, Outside décortique le film Le Petit Fugitif, sa trame, ses enjeux et son impact... considérable.
Richie Andrusco sur le tournage du Petit Fugitif, 1952 (Carlotta films 2014)
Morris Engel est un photographe de presse engagé quand il se lance dans ce projet cinématographique. Il ne connait pas cette industrie, son économie et ses habitudes. C'est également ce qui fait sa force en l'obligeant à penser son film en dehors des codes du cinéma. « À la maison le cinéma était la religion non officielle » ajoute sa fille Mary. Engel veut partir de ce qu'il maîtrise c'est à dire les cadres, l'image et cherche à s'effacer au maximum pour immortaliser la spontanéité. Le cinéma ne permet pas cette discrétion car les moyens techniques des années 1950 sont trop imposants. Il se tourne alors vers un ami ingénieur, Charles Woodruff, à qui il demande une caméra sur mesure en 35 mm, discrète et légère pour poursuivre son travail de photographe sur grand écran. « Quand la caméra fut terminée, je sentis qu'elle faisait partie de moi » argue-t-il. Ce prototype est à la base de son travail de réalisation. Il mélange l'approche du street photographer avec la mobilité qu'offre une caméra. Son identité réunie les deux pratiques, cinéma et photographie et insère de la fiction dans une œuvre au style documentaire.
Morris Engel, Ruth Orkin, Richie Andrusco - Coney Island, 1952 (Carlotta films 2014)
Le scénario tient sur quelques feuilles de papier : un petit garçon, croyant avoir tué son grand frère, fugue dans Coney Island où il va apprendre à se débrouiller, pendant deux jours et une nuit, jusqu'à ce que son frère le retrouve et qu'ils rentrent à la maison. Très courte, cette trame dramatique laisse une grande liberté au réalisateur qui part toujours des décors naturels et de ses acteurs pour avancer librement dans sa fiction semi-improvisée. Ce n'est plus l'acteur qui se plie aux demandes du réalisateur mais le réalisateur qui doit s'adapter à la spontanéité des gens et des acteurs. Le regard aiguisé du photographe fait l'essentiel du travail en trouvant instantanément le moment et le cadre de chaque image. Les nombreuses photos de tournage, qui alimentent le livre, nous permettent de saisir l'ambiance du Petit Fugitif. Les peurs, les joies, les errances du petit Richie Andrusco qui se mue en Oliver Twist de Coney Island. Engel serait alors un Charles Dickens new-yorkais, à moins que la part d'autobiographie soit plus importante qu'elle n'est suggérée et que ce soit lui le petit fugitif ?
© Ruth Orkin - Passing by the Central Park Reservoir (Carlotta films 2014)
L'affirmation d'un style
L'influence de la street photography sur le 7ème art est criante dans ce film. Sa démarche, ses préceptes (beaucoup de liberté, un budget serré, beaucoup de naturel) en font un film novateur cassant les codes du cinéma traditionnel. La vie s'invite dans le film avec quelques regards caméra, une balle de baseball qui heurte le caméraman... On retrouve cette sensation dans À bout de souffle de Jean-Luc Godard où les regards de la foule sur les Champs Élysées prouvent que le film est réalisé à l'insu des passants.
© Morris Engel - Man sleeping, 1938 (Carlotta films 2014)
La photo très expressive de Richie Andrusco devient la couverture du n°31 des Cahiers du cinéma dans lequel André Bazin écrit une chronique sur Le Petit Fugitif. Ce numéro du magazine est devenu mythique car il contient le plaidoyer de François Truffaut qui va créer le courant Nouvelle Vague. Pour l'illustre réalisateur de Jules et Jim, sans Le Petit Fugitif il n'y aurait pas eu de 400 coups, d'À bout de souffle voire de Nouvelle Vague. Cet affranchissement des règles, cette liberté se ressentent tout au long de la monographie de Stefan Cornic par le biais des photos du couple et par les analyses et anecdotes de leurs proches qui ont contribué à l'ouvrage.
Morris Engel a poursuivi son travail de pionnier en réalisant trois autres longs métrages : Lovers and Lollipops en 1955 et Weddings and Babies en 1958 et I need a ride to California en 1968. Insatiable, il a continué à innover techniquement rendant envieux les Godard et Kubrick qui voudront acquérir ses trouvailles. Il a surtout ouvert la voie au cinéma indépendant, lui, le photographe.
Outside
Stefan Cornic
Maison d'édition Carlotta films (édition bilingue)
Date de parution 20/11/2014
213 pages reliées
ISBN : 979-10-93798-00-4
Prix : 40 euros
Guillaume Reuge