L'Ennemi intérieur - Pesant - Geneste
Alexandra Geneste a débuté sa carrière à l'AFP. Après de nombreuses collaborations avec la radio et la presse écrite, cette dernière est retournée aux Etats-Unis afin de couvrir les Nations Unies pour le quotidien Le Monde. La plupart de ses travaux traitent des maux de la société américaine.
François Pesant quant à lui, est photographe documentaire diplômé en sociologie. Ses reportages sont intenses, souvent effectués sur la longue durée. Plusieurs fois exposées et récompensées, ses images pour L'Ennemi intérieur lui ont valu deux NPPA Best of Photojournalism.
A travers L'Ennemi intérieur, les deux auteurs prouvent une nouvelle fois que discours et images, loin d'être antagonistes, établissent entre eux une rhétorique spontanée, honnête. D'autant plus efficace ici que l'ouvrage traite d'un sujet extrêmement délicat.
GaryNoling ©FrancoisPesant
Décembre 2011. Tout les soldats américains sont de retour après neuf ans de guerres, 114 000 civils irakiens tués, 4489 militaires américains décédés.
Les difficultés de réinsertion sont évidentes et le syndrome de stress post traumatique (plus couramment appelé SSPT) est à l'origine de nombreux suicides. Mais s'ajoutent aussi d'autres problématiques postérieures à la guerre dont le responsable est l'appareil militaire lui-même. Qu'il s'agisse de femmes ou d'hommes, les soldats américains ne seraient pas moins de 500 000 à avoir subi une agression sexuelle ou un viol par un frère d'arme. Trahison donc, silence, traumatisme, peur, honte et régression.
Avec beaucoup de temps et de détermination, Alexandra Geneste est finalement parvenue à rencontrer des victimes. Onze d'entre elles ont accepté de témoigner dans ce livre. François Geneste les a photographiées.
« L'armée savait qu'elle renvoyait chez elle une bombe à retardement »
La première photographie du livre est celle d'un siège vide. Gary Noling est le père d'une absente. Le parent d'une famille détruite par le passé de sa fille, Carri.
Plusieurs fois agressée sexuellement pendant son service chez les Marines, Carri est devenue alcoolique. La jeune femme est décédée quelques jours après son retour chez elle, à la suite d'une overdose.
« Un tatouage dédié à sa fille sur chaque bras, les trois plaques d'identité militaire en métal de la jeune soldate autour du cou (...) Papa Noling, comme le surnomment tendrement ses amis vétérans, est anéanti, sans voix ». Gary Nolling est le premier à témoigner pour L'Ennemi Intérieur : sur une image pleine page, il a entre les mains le portrait de sa défunte fille. Derrière lui c'est l'automne, et le paysage de banlieue américaine semble faire écho à sa solitude, à la banalité tragique de la situation.
GaryNoling © FrancoisPesant
Parfois même, il prend la route. Faisant du porte à porte pour rencontrer directement les éventuelles personnes concernées par le départ d'un enfant.
Les témoignages suivants racontent d'autres histoires révoltantes, à la différence près que les victimes sont encore là pour témoigner. Une chance ? Rien n'est moins sûr. Les récits de violences évoquent un passé terrible, qui annonce, la plupart du temps, le retour à un présent apocalyptique.
Heath Philips à dix sept ans lorsqu'il embarque pour la Navy. «Tu verras, l'armée c'est comme une grande famille, tout le monde est là pour aider et protéger l'autre » lui racontent les membres de sa famille, tous issus du milieu militaire. Et pour cause...
Health est considéré comme un déserteur. Il a quitté l'armée après avoir essuyé l'indifférence de ses supérieurs alors qu'il tentait de leur rapporter les viols quotidiens qu'il subissait de la part de six camarades de cabines. Aujourd'hui pénalisé financièrement, il est doublement victime d'un système qui porte des oeillères : « J'ai été exclu du système parce que j'ai accepté une libération non honorable, plutôt que de me retrouver confiné sur un navire avec trois de mes agresseurs ».
ShatiimaDavis © FrancoisPesant
Représenter l'indicible
Le format des photographies varie. Souvent, les objets représentés le sont sous forme de triptyque, alignés les uns à cotés des autres, certainement pour marquer l'amoncellement, la gradation. Comme sur ces images d'antidépresseurs : d'abord posés au sol, puis rangés dans le semainier, enfin éparpillés dans la main de leur propriétaire.
Plus grands, les portraits représentent la majeure partie des photographies de François Geneste. Clairs, contrastés, ils illustrent des visages reconnaissables, des mouvements comme avortés, qui semblent interroger l'espace. En extérieur, chez eux, dans l'intimité la plus complète, les onze personnes se livrent sans même prononcer un mot, car les photographies sont empreintes d'une forte lisibilité formelle. Il est intéressant de noter que le décor, qu'il s'agisse de l'intérieur des maisons ou des différents contextes spatiaux qu'a fixés François Geneste, est aussi fort sémantiquement que les sujets et leurs expressions. Il semblerait que l'expérience de vie se reflète à travers l'ordre ou le désordre, le vide ou le plein, les couleurs chaudes ou froides... Tout concorde entre objet et sujet.
SherryKurtz © FrancoisPesant
Dérangeantes, ces images montrent avec innocence un passé bien révolu, difficile à appréhender. Le découragement ressenti face à de telles images vient probablement du fait que cette beauté ultérieure a été saccagée, qu'elle est désormais l'écho d'une douleur muette.
Il y a par exemple cette photographie en noir et blanc de Melissa Davis. C'est la remise des diplômes, elle sourit. L'image est tachetée, le grain grossier et contrasté incarne une époque révolue. Melissa est face à l'objectif, elle tient résolument et avec fierté son certificat d'étude.
Charlotte Courtois
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Photographies de François Pesant / Textes d'Alexandra Geneste
Editions Neus