© Tuija Lindström, Panther, 1983
Souvent comparée à Henri Cartier-Bresson, Tuija Lindström est une figure majeure de la vie artistique scandinave. L'évident attrait qu'elle porte à l'instantanéité de la photo lui permet littéralement de mettre le présent en boîte, en capturant ce que son prédécesseur français appelait « l'instant décisif ». Par une recherche constante à travers le noir et blanc, Lindström révolutionne les codes d'usage des formes canoniques : paysage, portrait, nature morte sont souvent abordés sur fond sombre, les contours des corps et des objets estompés rendant leur existence incertaine.
© Tuija Lindström, Anki, 1985
Cet onirisme se traduit également par l'incertitude du spectateur : quelle part prend dans l'oeuvre le dialogue entre la photographe et ses influences artistiques ? De nombreux dos de femmes sont montrés, non sans rappeler Le Violon d'Ingres de Man Ray. D'autres pièces au contraire se rapprochent de la peinture de Da Vinci et de ces ciels en sfumato. On pourrait même aller jusqu'à voir dans l'un de ses portraits, « Mirja », une allusion à l'autoportrait de Dürer. En l'occurence, la richesse de l'oeuvre de Linström rend toute tentative de description systématique caduque, et le jeu avec ses influences (est-il volontaire ou inconscient?) rend les photos de Tuija Lindström intemporelles, immémoriales et comme déjà familières à ceux qui les regardent.
© Tuija Lindström, Mirja, 1982
Toutefois, une part non négligeable de son œuvre est laissée à l'originalité, et l'on trouvera dans l'exposition ce qu'on pourrait appeler des « bizarreries » photographiques. Ces dos de femmes déjà évoqués rappellent de belles poires blanches ; un panneau sens interdit réfléchit la lumière à la tombée du jour ; trois sœurs – elles ont entre cinq et dix ans – se tiennent comme des mannequins devant l'objectif, en manteau de fausse fourrure. Certaines photos sont parfois même difficiles à identifier : s'agit-il d'un corps ou d'un objet ? Quant au style des portraits, il étonne : des visages et des bustes se pavanent sur fond noir dans une attitude Old School très américaine.
© Tuija Lindström, backs, 1981
Du point de vue de la scénographie de l'exposition, un accrochage minimaliste a été privilégié : dans un format carré, les originaux des tirages sont juxtaposés selon une logique thématique. Un pan de mur semble dédié à l'enfance, un autre au corps, un autre encore aux animaux. Toutefois, la présence d'oeuvres dissonantes ou inclassables ici et là brise la monotonie de la scénographie, qui allie justesse de ton et discrétion. Divisée en deux salles relativement grandes, l'on respire dans l'exposition, et l'atmosphère diffuse des photos peut circuler à son aise entre les visiteurs.
Mais c'est sans doute dans son contenu que l'exposition se distingue. L'omniprésence du corps de la femme, à travers les fluctuations de ses courbes, interroge : constat d'un fait ou démarche militante ? Une jupe trop serrée sur un excédent de chair, une vue macroscopique sur la peau d'orange d'une cuisse, un ventre de femme enceinte : autant d'images qui illustrent la beauté marginale de la femme. À ce corps féminin déformé (ou plutôt reformé) répond le regard masculin, souvent agressif chez Lindström. Deux jeunes hommes au style punk défient l'objectif ; des marins au regard libidineux sourient niaisement à la photographe ; deux petits garçons, l'un qui pleure et l'autre qui nous regarde avec effronterie.
© Tuija Lindström, the skirt, 1983
Mais la finesse du regard de la photographe s'exprime sans doute mieux encore à travers ses clichés sur l'enfance. Le travail effectué sur l'expression du visage et les émotions permet de montrer dans ces visages poupins le dégoût, la peur, l'ennui ou encore la mélancolie. La subtilité de la prise est telle que l'on peut voir dans ces enfants des adultes en devenir : la conscience de leur innocence temporaire et des difficultés à venir semble transparaître dans leur regard sérieux.
© Tuija Lindström, Jennifer, 1987
Un rêve s'il en fut jamais porte donc bien son titre : Tuija Lindström prend le visiteur par la main, et le promène dans un endroit étrange aux contours flous, où le rêve et la réalité se mélangent avec plaisir. Avec une insistance particulière sur la fragilité des êtres et des choses, la photographe réussit la gageure de capturer sur la pellicule toute l'éternité d'un instant.
Marie Beckrich