*Tirage chimique spécial d'une photographie couleur, permettant divers procédés de retouches en direct.
Du noir et blanc à la couleur ?
L'exposition « Eggleston : from black and white to color » se répartit en deux salles de taille modeste. Organisés de manière rigoureuse, les clichés noir et blanc sont séparés des photos couleur, créant ainsi une impression d'hétérogénéité – voire de manichéisme - dans l'oeuvre de l'artiste. À chaque pan de mur est consacrée l'une ou l'autre technique : dye transfer ou bichromie. Pourtant, il est important de rappeler qu'une partie des créations couleur d'Eggleston a été réalisée en parallèle aux photos noir et blanc. Même si la couleur a fini par s'imposer comme seule technique du photographe, l'oeuvre est un tout dont la cohérence est assurée, au-delà les procédés photographiques, par l'intérêt porté au quotidien. L'approche photographique en tant que telle est extrêmement directe, ou « frontale » pour reprendre un terme utilisé par l'artiste : les plans sont serrés, le contexte spatial incertain, le sujet souvent de plain-pied. Eggleston prend littéralement part à l'image qu'il montre, en supprimant la distance qu'impose d'habitude la médiation de l'objectif.
From Dust Bells, vol. 2 [Woman walking
on sidewalk], Las Vegas, ca 1965-1968
Dye Transfer, 45,5 × 30,5 cm
Coll. Wilson Centre for Photography
Untitled, Memphis, Tennessee, ca 1968
Épreuve gélatino-argentique, 2014
30,4 × 45,3 cm
Eggleston Artistic Trust, collection
de l’artiste
Une scénographie discutable
Il est donc dommage que le parti pris de proximité de l'artiste soit occulté par une scénographie qui privilégie au contraire la distance. Avec ses liserés et cadres blancs, les photos sont propulsées dans un ailleurs spatio-temporel. On a l'impression, en dépit de leur vivacité, de regarder de vieux clichés qui n'auraient plus d'actualité aujourd'hui. La disposition binaire des cadres (un pan de mur pour les photos noir et blanc, un pan pour les photos couleur) accentue le côté monotone de l'exposition et ne rend pas justice à l'oeuvre d'Eggleston. Quant aux formats choisis, ils varient entre A3 et A4 et remplissent les murs comme des pions sur un jeu de dame. Cette absence de dialogue entre les photos s'atténue vers la fin de l'exposition.
Une narration inattendue
En effet, quelque chose se passe dans la salle du deuxième étage. On peut voir par exemple une femme de dos, assise, son chignon de cheveux gris bien remonté. Le cadre en-dessous montre des barbes à papa. La ressemblance entre la friandise et la coiffure, tant dans les formes que dans les couleurs, crée un décalage qui fait sourire. Autre exemple : une Cadillac rouge aux ailes blanches répond à la photo qui se trouve au-dessus et qui montre le rebord de la fenêtre d'un drive-in. Si la signification de cette association reste ouverte, l'imagination est libre d'y voir une sortie du samedi d'après-midi, vers la fin de l'été. En famille, en couple, l'on s'arrête pour commander des glaces... Une nouvelle narration, implicite et plurielle, naît de ces associations insolites ; les photos, entités autonomes de sens, voient leur sens se démultiplier lorsqu'elles sont couplées.
Limites et forces du noir et blanc d'Eggleston
Autre petite déception, liée cette fois-ci aux photographies en tant que telles : le noir et blanc d'Eggleston ne peut s'empêcher de donner une impression d'inachevé. À l'inverse de nombreux photographes du noir et blanc (on pense bien sûr à Cartier-Bresson, Brassaï ou encore Evans), Eggleston nous laisse sur notre faim. Sans trop savoir pourquoi, il « manque » quelque chose à ces photos bicolores. Le photographe nous éclaire sur ce manque quand il dit que « le monde est en couleur ; c'est un fait contre lequel on ne peut rien ». Peut-être parce que ses photos sont celles de la réalité des années 60-70, le noir et blanc apparaît comme une bizarrerie de l'oeuvre d'Eggleston. Toutefois, le travail que le photographe effectue sur les ombres et les silhouettes est magnifié par la bichromie. Un homme à côté d'un panneau STOP ; leurs ombres longilignes se concurrent. Réification de l'humain ou anthropomorphisme de l'objet ?
Fort Leonardwood, Missouri, ca 1967
Épreuve gélatino-argentique, 2014
30,4 × 45,3 cm
Eggleston Artistic Trust, collection
de l’artiste
La consécration de la couleur
Mais c'est dans les clichés couleur que le photographe trouve le style qui lui sera propre, cette « Eggleston touch ». La lumière y est omniprésente : tantôt estivale, elle éclabousse littéralement les êtres et les choses d'or ; tantôt automnale, elle superpose au paysage un filtre bleu ou gris qui remplit d'une sensation d'inquiétude sans origine.
From Dust Bells, vol. 1 [Woman and
children in pink car]
Memphis, ca 1965-1968
Dye Transfer, 30,5 × 45,5 cm
Coll. Wilson Centre for Photography
From Los Alamos, folio 2 [Signs on tree,
storm], Louisiana, ca. 1971-1974
Dye Transfer, 30,2 × 45,6 cm
Coll. Wilson Centre for Photography
Cette inquiétude est également perceptible dans le célèbre rouge sang de la photo « the Red Ceiling ». La brutalité de la couleur fascine et agresse celui qui la regarde. Comme le souligne Agnès Sire, commissaire de l'exposition, « on a parfois l'impression d'un danger au bord du cadre, la couleur semble plus réaliste, plus directe ». Les verts, les roses, les dorés et les rouges, traités par dye transfer, accentuent les oppositions chromatiques de l'oeuvre d'Eggleston qui semble ne faire aucune concession, à l'inverse – malheureusement- de la scénographie un peu fade de la Fondation Cartier-Bresson.
Untitled [Pink bathroom], 1970–1973
Dye Transfer, 30,1 × 45,4 cm
Eggleston Artistic Trust, collection
de l’artiste
Untitled [Red room], 1970–1973
Dye Transfer, 30,1 × 45,4 cm
Eggleston Artistic Trust, collection
de l’artiste
Untitled [Blue ceiling], 1970–1973
Dye Transfer, 30,1 × 45,4 cm
Eggleston Artistic Trust, collection
de l’artiste