Réalisatrice, écrivaine, artiste plasticienne, Sophie Calle s’avère également photographe. A force de jouer avec son intime sur divers supports, elle en vient à celui de l’autre et livre avec Voir la mer, une touchante découverte, leurs touchantes découvertes.
Le prologue s’impose rapidement et avec facilité « A Istanbul, une ville entourée par la mer, j’ai trouvé des gens qui ne l’avaient jamais vue. Je les ais emmenés sur le rivage de la mer Noire. Ils sont arrivés sur la grève séparément, les yeux baissés, fermés ou masqués. J’étais derrière eux. Je leur avais demandé de contempler le large puis de se retourner vers moi afin de me renvoyer ce regard qui venait de voir la mer pour la première fois ». Dès lors, elle enfante de 24 clichés capturant 12 personnes, des « avants-après » bouleversants. Et pourtant, pas d’effusion ni de grandes eaux, à l’exception de l’arrière plan : la mer. L’artiste explique : « Je pense que le dos est plus éloquent que les larmes qui coulent », elle essaie d’avoir un « langage économique, froid, distant. Pas de tartines de sentiments qui dégoulinent ».
© Sophie Calle
Un parti pris prodiguant une force étonnante, et qui s’avère d’usage dans l’intégralité de son Œuvre. De même que sa tendance à créer est une passerelle entre l'art et la vie, et des situations interrogeant les limites entre le public et le privé. En effet, en 1996, avec L’Erouv Jérusalem, l’artiste demandait à des habitants de Jérusalem, israéliens et palestiniens, de l'emmener dans des lieux publics, mais ayant à leurs yeux un caractère privé, le jour de Shabbat (Journée durant laquelle le croyant se doit de rester chez lui). Or, l’Erouv correspond à cette fusion des deux notions : il s’agit de l’évolution d’une loi religieuse, d’un fil tendu entre des pylônes délimitant un espace privé au cœur du public.
Plus surprenant encore, autant chez elle que chez autrui, le moindre évènement coloré peut provoquer le réveil de l’artiste qui sommeille. En 2007, tous se souviennent du mail de rupture reçu par l’artiste et qui donna naissance à Prenez soin de vous, les réponses « professionnelles » de 107 femmes ayant lu le courrier.
Aujourd’hui, avec Voir la mer, la découverte du peuple turc sert à son tour de déclencheur à une Sophie Calle qui se fait à la fois témoin et chef d’orchestre.
© Sophie Calle
Le lecteur, quant à lui, se verra surpris par des regards inattendus : Pudiques, ils brillent chez certaines femmes, s’humidifient chez les hommes mais rarement pleurent ou rient. Seuls les enfants s’abandonnent, se laissent saisir dans des instants furtifs d’abandon. Ce que précise la fin de l'ouvrage : « Les enfants ont regardé la mer environ 1 minute et 30 secondes puis ils ont couru vers elle ». Un commentaire permet également de comprendre combien l’artiste travaille sur un mode descriptif proche du reportage ou de l'inventaire, à tel point qu’elle compte les minutes durant lesquelles les êtres ont fait face à l’immensité. Néanmoins, si les temps divergent et si les comportements semblent infinis, tous révèlent l’extrême fragilité de l’être et surtout de l’autre.
Pour finir une question tourmentera le lecteur : Et si le large devenait un miroir de soi-même ? Les plus vieux contemplent, concluent une vie par une pensée heureuse ou triste, tandis que les plus jeunes, dans l’expectative, sourient, se jettent et se projettent dans l’avenir.
Laura Kotelnikoff Béart
Voir la mer de Sophie Calle
Editions Actes Sud
64 pages
21,2 x 15,6 cm
24,70 €