Erwin Blumenfeld est sans doute l'un des plus grands photographes du 20ème siècle. Outre son talent évident pour la photographie, l'artiste a une fascination incontestable pour la littérature ; tout comme la photographie, la poésie a toujours été présente dans la vie d'Erwin Blumenfeld. Dans son autobiographie Jadis et Daguerre, son talent d'écrivain peut finalement atteindre un large public. Rédigée entre 1964 et 1969, l'autobiographie est publiée en France en 1975 et en 1996 avec la traduction de Chadenson. Les Editions Textuel présentent ici une nouvelle traduction du texte allemand par Françoise Toraille.
Suivant le modèle autobiographique, l'ouvrage commence par le commencement ; la naissance d'Erwin Blumenfeld le 05 mai 1896, autour de minuit, à Berlin. Lassé de jouer au fœtus dans la prison de l'utérus, il force son évasion à coups de pieds « à travers les angoissants et étroits passages maternels ». La touche épique de ce premier chapitre donne le ton de l'ouvrage. Un texte découvert après sa mort est rattaché à la fin de l'oeuvre en guise de conclusion. Erwin Blumenfeld décrit, dans une sorte de prémonition, le déroulement d'un infarctus qui finira par lui prendre la vie le 4 juillet 1969 à Rome.
Dans ses mémoires, Erwin Blumenfeld raconte avec beaucoup de détails ses années de jeunesse, le premier appareil photo, les premiers amours, les découvertes du monde. Entre l'enfant de Berlin et le grand photographe de mode à New York, se trouve un Erwin Blumenfeld dont les filiations juives et allemandes le transforment en personnage tragique pris dans les rouages de l'histoire, comme l'explique David Rousset dans sa préface. « Le juif allemand est dans la tragédie de ce siècle l'incarnation la plus puissante du destin. De ce qu'il a de férocement aveugle. De l'injustice absolue. Parce ce que ses ancêtres, parce que ses père et mère, sont des bons Allemands. »
Conducteur d'ambulance sur le front, Erwin Blumenfeld vit pendant une année les horreurs de la première Guerre Mondiale, décrites tout au long de chapitres. En permission pour quelques semaines, la désertion lui semble le meilleur moyen de fuir cette réalité. Son ami d'enfance Ravel se réfugie en Hollande au début de la guerre ; le jeune homme rêve de pouvoir faire de même. C'est également en Hollande où Lena, la cousine de Ravel avec laquelle Erwin Blumenfeld se fiance par correspondance à l'âge de 19 ans, habite. Sa tentative de fuite est pourtant un échec colossal, la police surprend les deux fiancés en route, d'après la demande de sa propre mère qui ne pouvait supporter la honte d'une désertion. Obligé de revenir sur le front, Erwin Blumenfeld apprend alors la mort de son frère cadet, Heinz, près de Verdun.
© Erwin Blumenfeld
La guerre finie, l'auteur parvient finalement à s'évader en Hollande, où il s'exile. Là-bas, il se marie à Lena Citroen avec qui il aura trois enfants, Lisette, Heinz et Yorick. Erwin Blumenfeld se lance dans le commerce dans des tentatives de nourrir sa famille, mais ne laisse pas de côté ses travaux artistiques. Il commence peu à peu à être reconnu dans le milieu photographique et part à Paris dans l'intention de se consacrer pleinement au métier de photographe. C'est pendant cette période de l'entre deux guerres, dans les années 30, qu'il prend des photos de mode à Paris. Il quittera la ville lumière pour New York, dans l'espoir d'y trouver un contrat avec Harper's Bazaar. L'espoir s'avère vérité ; il est chargé de photographier la mode à Paris pour le magazine et revient donc à la capitale française.
Au moment où Erwin Blumenfeld arrive finalement à se détacher de la certitude d'une deuxième Guerre Mondiale, elle commence à s'orchestrer devant ses yeux. Pris au dépourvu, il n'arrivera pas à fuir l'Europe et finira dans des camps d'internement français. Une fois libéré, la vie en France, désormais divisée en deux, lui paraît impossible. Une nouvelle saga commence : Erwin Blumenfeld et sa famille parviennent à embarquer pour l'Amérique en juillet 1941 à bord du Mont-Viso. C'est dans ce pays que Blumenfeld décrit comme un délire fou qu'ils s'installent pour de bon.
Tout au long de ces 456 pages, Erwin Blumenfeld se raconte lui-même, et donne à voir un artiste à la curiosité irréfrénable. Les 100 photographies qui illustrent l'ouvrage mettent en avant différents procédés et expérimentations, des photographies prises pendant l'enfance aux plus célèbres couvertures de magazines de mode. Les images présentes dans l'oeuvre traduisent certainement cet aspect multi-facettes du photographe, mais c'est le texte qui attire l'attention avant tout. Erwin Blumenfeld se révèle ici en tant que véritable écrivain, ayant un style propre, cru, profondément ironique. Dans son Einbildungsroman, les personnes rencontrées le long de sa vie deviennent de véritables personnages romanesques ; le vrai se mêle à la fiction.
« L'auteur est un éminent photographe. Il sait toujours trouver l'angle qui révèle la dimension vraie mais insoupçonnable. L'admirable est qu'il ait su aussi le faire avec le langage écrit. » David Rousset
Jadis et Daguerre, Erwin Blumenfeld
Broché, 456 pages
100 photographies en noir et blanc
Editions Textuel
35 €
Ana Santos