© Peter Beard
Recompilation de deux volumes édités aux éditions Taschen en 2006 et désormais introuvable, cette gargantuesque publication est un véritable musée-hommage au travail de Peter Beard avec près de 800 pages essentiellement dédiées à la mise en abîme de ses oeuvres. À ses travaux les plus connus viennent s'agréger des inédits, livrés par son épouse Nejma Beard qui font de cet ouvrage un objet incontournable de sa consécration. Sombres, torturés, mais surtout extrêmement saturés, voilà une liste exhaustive de termes qui peuvent venir à l'esprit d'un profane de l'artiste à la vue des premiers feuillets. Il faut alors continuer de tourner les pages, les unes après les autres, s'engouffrer dans cette accumulation, ce fouillis bâti d'images et de textures, d'informations variées et déclinées en références diverses. Plonger dans l'oeuvre de Peter Beard, c'est avant tout regarder à travers ses yeux, au risque même de se sentir captif d'une vision râpeuse et amère du monde qu'il observe. De l'ethno-photographie africaine à la photographie de mode, en passant par l'intimité et les exubérances de la haute société, il n'épargne rien ni personne.
Né en 1938, New-yorkais et issu d'un milieu relativement aisé, Peter Beard commence à prendre des photos et réaliser son journal vers l'âge de dix ans. Très jeune il nourrit un vif intérêt pour l’Afrique. Durant les années de 1960 à 1970, il fréquente et travaille dans les parcs nationaux du Tsavo, des Aberdares, et du Lac Rudolf, au nord du Kenya. Fort de créativité, il photographie, écrit, compile, assemble et compose des expériences et observations acquises au fil des années. Il vit aujourd’hui entre New York, Long Island et le Kenya avec sa femme Nejma et leur fille Zara.
La préface signée d'Owen Edwards et judicieusement intitulée « Omnivore » décrit en quelques pages le personnage grandiloquent et exubérant qu'est Peter Beard. Complexe, à la sensibilité exacerbée, il apparaît comme un torturé affamé et croqueur de vie. Il dessine également un homme grave et impliqué dans les causes qui lui tiennent à cœur. Inquiet, toujours, amoureux et possessif, il serait un subtil mélange de sensibilités qui se ressentent indéniablement dans son travail. Owen Edwards dit de son ami, « Il est vraiment sérieux quand il parle d'arracher la révélation par la rumination, nous contraignant à regarder encore et regarder encore jusqu'à ce que nous voyions ce qu'il voit ». Difficile de synthétiser aussi bien le caractère ambigu des intentions de cette figure de la photographie.
Les impressions en pleines pages, du fait des compositions chargées et oppressantes, accentuent l'aspect imposant, dérangeant et écrasant des images. Le choc ressentit à la découverte de ces compositions n'est rien en comparaison du caractère captivant qu'elles véhiculent. Complètement pris dans une vision d'un autres genre, il faut revoir plusieurs fois certaines d'entre-elles avant d'en saisir pleinement le propos. Ce sont véritablement les dimensions d'impression qui favorisent ce kidnapping visuel, sans jour ni lisières, les images débordent et certaines des productions jouissent même de doubles pages dépliantes.
La forte sensibilité et le regard emphatique de Peter Beard lui confient une approche très sensorielle dans ses productions. Plastique et esthétique, il réalise des collages faits de tous matériaux, qui donneraient envie d'être touchés. Dans ce sens, le travail d'édition est remarquable et apporte autant qu'il nourrit les intentions du photo-plasticien ; avec un fidèle rendu des matières, les pages donnent envie d'être explorées, palpées, observées avec minutie. Chirurgien de l'esthétique, il manie les codes pictographiques à la perfection, même si la plupart de ses travaux pourraient laisser croire le contraire. Étonnamment il se dégage de ses collages une certaine forme de spontanéité, comme élaborés avec désinvolture.
Dans l'interview qu'il accorde à son proche Steven M.L. Aronson, il se raconte et délivre quelques clés de lecture. Son attrait pour la noirceur et son approche de la mort apparaissent comme évidents alors qu'il évoque son enfance ; « En peinture, mes sujets préférés étaient les pirates et les cannibales ». Il raconte comment il entame la création de son « Journal » entièrement fait de collages vers l'âge de dix ans et explique sa démarche, il confesse qu'il y apposait un peu tout ce qu'il avait à portée, quelle qu'en soit la nature : végétale, animale, chimique, plastique.. « Tout ce qui me paraissait digne de passer à la postérité ». Indéniablement liés à la mort et aux natures obscures, comme un lien évident, il entretient un rapport particulier à la chair et aux courbes féminines.
Photographe de mode, il réinvente la mise en beauté du corps féminin avec ses lignes épurées, ses courbes attractives. Des muscles saillants aux imperfections, il joue avec les codes, et c'est dans des décors sauvages, « tribalisants », que P. Beard perçoit les femmes qu'il immortalise, nues le plus souvent. Avec des postures types, qui reviennent sans cesse, ces lignes d'os et de chair rappellent celles de la « touillette » à limonade en plastique multicolore, que Peter Beard intègre d'ailleurs à l'une de ces compositions. Partageant le cadre avec des bêtes sauvages, c'est nettement la part animale de chacune d'entre-elles qui transpire dans ses clichés. Félines, fortes, fières, ces femmes-objets revêtent sous son objectif tout le caractère de l'amazone indomptable, insaisissable et pourtant si désirable.
Ce qui peut également frapper le lecteur, c'est la mise en scène dont il fait preuve dans l'organisation de ses collages. Les éléments n'y sont pas jetés à la va-vite ni de façon spontanée et irréfléchie. Bien au contraire, soumis à une vraie hiérarchisation, rien n'est laissé au hasard. On remarque tout de suite la façon systématique d'organiser les négatifs, souvent du même sujet pris en série et de les utiliser comme des cadres intégrés. La répétition est sûrement le subterfuge le plus présent de son travail que l'on pourrait qualifier d'épileptique, cyclique et hypnotique.
C'est incontestablement un très beau recueil des œuvres les plus marquantes du photographe que la maison d'édition Taschen offre dans ce premier volume. Ces formats pleines pages, associés à l'interview très intimiste de Steven M.L. Aronson, permettent d'entrer pleinement dans l'univers si étrange et énigmatique de cet amoureux inconditionnel de l'Afrique, la Femme et plus largement, la Nature.
Sylvia Ceccato
Peter Beard
Editions Taschen
770 pages
5,1 x 25,4 x 30,5 cm
49,99 €