« La photographie va donner des yeux ouverts à la nuit, allumer ses masques et ses visages. Nos rétines se greffent en abîme sur celles du photographe, sa chambre noire. C'est l'objet de ce livre. »
Paru ce mois-ci aux éditions Parigramme, Paris Minuit est un recueil de 227 photographies en noir et blanc de la nuit parisienne. A première vue, le livre attire l'attention par son format impressionnant (26x35 cm) et par sa finition impeccable. Sur la couverture, Bistrot d'André Kertész, méticuleusement imprimée sur du tissu noir joue avec la lumière et l'obscurité. A l'intérieur, les 320 pages révèlent une série de photographies du début du siècle passé jusqu'à nos jours, gravées sur du papier noir.
Anonyme - La Rotonde, boulevard du Montparnasse, 1939 © Keystone-France
Dans sa préface, l'historien et romancier Jean-Pierre Arthur Bernard, aborde la nuit parisienne selon de grands thèmes eux-mêmes illustrés par les photographies en question. Les œuvres présentes dans le recueil sont le reflet d'une nuit qui se veut essentiellement double, puisqu'elle se définit comme le contraire du jour. Le contraste entre le noir et le blanc, présent dans toutes les photographies, révèle une tension entre lumière et obscurité. Une tension qui sera aussi présente dans des grandes villes comme Paris qu'on essayera d'illuminer le plus possible, au fil du temps, surtout pour des raisons de sécurité et d'ordre public, comme l'explique Jean-Pierre Arthur Bernard. Une volonté de discipline qui semble être automatiquement contraire à la nuit, foyer par excellence du plaisir, du secret, de l'interdit. La nuit paraît alors être construite sur un système d'oppositions et de complémentarités, et c'est sur cette logique qu'elle est présentée par l'auteur :
« La nuit, inversion du jour, est en elle-même double. Il y a le Paris de la nuit brillante, lustres et paillettes, néons, Paris by night en langue yankee qui fit sa fortune, violemment éclairé, en général réservé à l'empire des sens, des plaisirs monnayés. Et le Paris de la nuit sombre, domaine des miséreux, des pégriots, violemment noir et souvent tragique. Entre les deux, avec les deux, nuit des dandys qui paient de leur personne, rubis sur l'ongle, et souvent s'y laissent. »
« Passé minuit ou un peu plus, on est autre, on est un autre. Costumes, déguisements, perruques, fards et pas seulement au Moulin Rouge ou aux Folies Bergère, à profusion. »
Léon et Lévy - Trocadéro illuminé Exposition universelle 1900 © Léon et Lévy - Roger-Viollet
Anonyme - Scène d’émeute à La Madeleine, 6 février 1934 © Keystone-France
Les artistes présents dans l'ouvrage sont aussi variés que les photographies elles-mêmes. Plusieurs photographes de renommée comme Brassaï, Doisneau ou Kertész côtoient des artistes moins célèbres, voire des anonymes. De même pour les personnages de ces photos, qui peuvent être Boris Vian ou Miles Davis ou de simples inconnus. Dans une certaine mesure, ces photographies montrent un Paris d'une forme assez démocratique, sans donner plus de place aux Champs-Elysées plutôt qu'aux ruelles de quartier, aux grands cabarets plutôt qu'aux bistrots du coin.
Bal musette La Java, 105, rue du Faubourg-du-Temple, Paris Xème - © Albert Harlingue Roger-Viollet
Arc de Triomphe illuminé funérailles maréchal Foch 1929 © Gallica - BnF - Agence Meurisse
D'une part, la nuit parisienne est présentée par ce puissant système de dédoublements. De l'autre, il y a un véritable effort de la faire reconnaître en tant que topos littéraire et artistique. Toujours dans la préface, Jean-Pierre Arthur Bernard cite plusieurs poèmes, romans, films, chansons eux aussi intéressés par cette nuit.
« Ça fait des romans, des poèmes, des chansons, énormément, ça fait des chroniques, des tableaux, à l'imitation de Louis Sébastien Mercier et son Tableau de Paris, des physiologies, des tranches de vie, cassates parisiennes, pleines d'espaces, d'activités, de métiers, de types humains, inconnus des endormis. »
Anonyme - Transfert cendres Jean Moulin Panthéon 18 décembre 1964 © AFP ImageForum
Anonyme - Manifestants extrême droite contre écrasement insurrection Budapest 1956 © Kipa Interpress
Le choix du noir et blanc pourrait être facile, surtout lorsque le sujet est la nuit. Certaines photos mettent en scène des rues entièrement illuminées par des bannières, il aurait été aussi intéressant de voir précisément le jeu de couleurs dans la nuit. Cette préférence semble commode d'une part, en ce qu'elle crée une forte cohésion esthétique entre les images sélectionnées, même si elles ne semblent pas avoir de liens très évidents entre elles. De l'autre, la photographie en noir et blanc traduit presque inévitablement une mélancolie et une nostalgie, qui impliquent un rapport problématique au temps. Ces photographies éternisent une vision certes clichée de Paris, mais aussi, et peut-être avant tout, fascinante d'une ville « (... )où, comme cela a souvent été dit, le temps passe autant qu'il ne passe pas ».
Anonyme - Champs-Élysées en fête victoire équipe de France de football 12 juillet 1998 © Parigramme
En haut des marches du Sacré-Coeur 1934 © Gallica - BnF - Agence Meurisse
Paris Minuit, Editions Parigramme
320 pages
26 x 35 cm
79 euros
Ana Santos