
© TheGrifters
Les Grifters commencent à être connus dans le « milieu ». Une smala de graffitteurs comme on les appelle communément, des noms familiers et avec eux, des suiveurs qui se font témoins de leurs pérégrinations. Après tout, Marcel Duchamp disait « c'est le regardeur qui fait l'œuvre ».
A première vue, la seule horde qui a réussi à transformer le Palais de Tokyo en un parking douteux dans lequel personne n'oserait s'attarder. La seule horde qui reconnaît officiellement son mauvais goût, son penchant pour les bars, les clubs de striptease et les gares. Mais juger les Grifters de la sorte équivaudrait à juger le moine selon son habit, au lendemain de l’élection d'un nouveau Pape, mieux vaut ne pas s'y risquer.
© TheGrifters
La traduction de « Grifters » est « arnaqueurs », il est grand temps de se plonger dans les dessous de la truanderie : Le « Photobook Two » . Ni chapitre, ni table des matières, ni pagination, tout ce qui ressemble de près ou de loin à du traditionalisme, du conformisme est à oublier en ouvrant ce livre. Cartésiens, rebroussez chemin !
Le seul mirage de classicisme est la première page, blanche par coutume, mais un commentaire rompt avec ce semblant de conventionnalisme ouvrant grand la porte de l'hétérodoxe. Certes, la page est blanche mais la raison est à des lieux des règles d'imprimerie, les Grifters sont impies, ils ne se soucient pas des arbres alors ils les gâchent... Le ton est donné, préparez-vous à une descente dans les limbes.
© TheGrifters
Le fatras est initié par une interview censée venir éclairer le lecteur, mais elle ne fait qu'alimenter la mes-information. Les Grifters sont une façon de penser, d'agir, d'être, un mélange informe qui prend forme... ou peut-être l'inverse.
Ils ont débuté avec le graffiti, cet éphémère, jetable, renié, très proche de l'homme, de ce qu'on ne veux pas voir de lui, de ce que la société purge régulièrement de ses murs : la vie.
La photographie, peu importe la technique, le photographe, l'appareil, apparaît comme une forme de démocratisation au service d'une captation du volatile, de l'éthéré.
© TheGrifters
Au sein de cette absence de pratique photographique, ce qui ressort en premier lieu n'est pas la forme qui est celle de l'amateurisme, du mauvais goût et du décadent, mais le mécontentement. Le ressentiment d’être en permanence asséné d'une photographie aseptisée, médiatisée, contrôlée, lisse. Où que nous soyons, la publicité impose ses codes et va jusqu’à modifier notre perception du monde et celle que nous avons de nous-mêmes. Leur Oeuvre est une tentative de reprendre le contrôle et d'administrer à cette société une humanité qu'elle désire excommuniée, quitte à la violer. Ils imposent l'homme sous tous ses angles, surtout les plus humains, la façon dont on vit, mange, boit, faisons l'amour, finalement ce que la société qualifie de temps libre, de vide, d’absence de rentabilité, de non production : Nous.
Des femmes pour commencer, des couples, il nous offrent la liberté sexuelle puis la liberté d'action, celle des graffiteurs, véritables symboles de cet affranchissement grâce à leurs tentatives de pénétrer l'interdit. Les Grifters abattent leurs bourreaux et reprennent ce qui leur est dû : vol en tout genre, consommation de drogues, alcools, bastons, tout y passe, la reconquête est totale.
© TheGrifters
Une liberté qui n'est pas sans rappeler les principes qui mouvaient la Beat-Génération ce mouvement littéraire et artistique des années 1950, aux États-Unis auquel appartenaient Jack Kerouac, Bukowsky, Ginsberg et bien d'autres. Etre beatnik était une même manière de traverser la vie à bout de souffle. Et il y a en commun avec les Grifters l'insupportable lucidité des jeunes qui ont percé à jour le néant de notre société, ainsi que cette volonté de vivre à fond et surtout jusqu'aux bas-fonds.
S'ils s'opposaient au matérialisme, à l'hypocrisie, à l'uniformité et à la superficialité, la version 2.0 abuse de ces concepts, les embrasse pour mieux les mettre à terre. C'est ce que livrent les photographies qui s'enchainent entre des émanations d'alcool, une épaisse fumée et des rires aux éclats. Les clichés scandent de la poésie, des citations de voyous qui n'équivalent en rien Shakespeare mais dire cela est passer à cote du propos du livre, « Le passé n’égalera jamais le futur » prophétise l'auteur. Il n'y a pas de comparaison, pas de dénigrement, cette génération, cette société sont leurs, à eux de les modeler, d'y voir ce qu'ils veulent, « Les yeux sont inutiles lorsque l'esprit est aveugle » avoue-t-il à présent.
Le livre se clôt sur une apothéose, la fin est consacrée à la nature, aux grands espaces, une fois de plus la liberté, celle de ces marcheurs de planète des dernières pages. La liberté de cette génération déchue, dégénérée et irrécupérable, qui loin de sortir indemne de son errance est néanmoins définitivement affranchie.
© TheGrifters
Là réside l'essence de leur thèse : l'extreme liberté de ce que l'on a répudié. C'est un appel à montrer au monde ce que l'on a dans les tripes. Il n'y a plus d'étrangers, plus de frontières, plus de comportements à avoir, seulement un instinct de survie leur dictant de suivre leurs désirs les plus viscérales.
Le chemin qu'ils empruntent vers ce Graal ? Celui de la confusion d'où naît le savoir, une phrase nous rappelant Francis Bacon : « Si on commence avec des certitudes, on finit avec des doutes. Si on commence avec des doutes, on finit avec des certitudes. ». Au-delà de photographies nauséeuses pour certaines, intrigantes pour d'autres, il y a une philosophie qui se met en place.
© TheGrifters
Pour reprendre les mots du film qui a marqué toute une génération, La Haine : « Ce n'est pas la chute qui compte c'est l’atterrissage. » Ce n'est pas les pratiques extrêmes des Grifters qui importent, drogue, alcool, sexe, graffiti, rixe, mais où ces usages sont aptes à les mener. Ils éprouvent les profondeurs de l'être, le chemin est riche d'obstacles en tout genre, et le dénouement sombre.
Mais leur force est d'être témoin de ce bout du tunnel. N'assimilez pas les Grifters à une génération qui se fourvoie en confondant l'issue et le cheminement, c'est la fin qui justifie les moyens et non l'inverse. La liberté ne réside pas dans la démarche mais dans ce qu'elle permet de révéler.
La terrible expérience n'est pas à la portée de tous, mais après les vomissements, les yeux s'ouvrent définitivement sur une prise de conscience. Les Grifters démontrent qu'il est possible de renaitre de la cendre, précisément de la cendre la plus douteuse et dans notre cas par péridurale.
Un cliché perdure symbolique: un pigeon marchant sur un rail. C'est peut être le monde ? Le nôtre? Le vôtre? Mais ce n'est certainement pas le leur, celui des Grifters, eux, empruntent un chemin de traverse pour la véracité aussi bouleversante soit-elle.
© TheGrifters
1957, Jack Kerouac définit sans le savoir les Grifters :« les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe qui veulent tout à la fois, ceux qui ne baillent jamais, qui sont incapables de dire des banalités, mais qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’Eglise. »
Laura Béart Kotelnikoff
Pour trouver le « Photobook Two », The Grifters:
http://www.thegrifters.org/
http://www.facebook.com/theGriftersBlog