S'il n'est plus besoin de présenter Helmut Newton, World Without Men nous emmène un peu plus loin dans l'intimité de ce photographe qui a marqué l'histoire de la mode jusqu'à celle de la femme.
Son portrait, tiré par sa femme Alice Springs, patronne le livre, celui-là même qui trône sur sa tombe à Berlin, comme pour nous introduire. Ici, vous pénétrez dans l'univers de Newton, l'homme qui aimait les femmes. Car il faut les aimer pour avoir consacré sa vie à les cristalliser dans l'objectif.
Helmut Newton, British Vogue, London, 1967
© Helmut Newton Estate
On ne parle pas de photographies de mode lorsque l'on parle du travail de Newton. On parle d'Oeuvre. Couronné par la grand prix national de la photographie en 1990, exposé au musée de la photographie de Berlin depuis 2003, célébré par une rétrospective au Grand Palais en 2012, les cachets ne manquent pas pour le hisser dans le Panthéon de la photographie. Catalogue de travaux commandés par les célèbres agences Vogue, Elle ou Stern, ce dernier ouvrage, World Without Men, vient renforcer en 2013 la construction d'un mythe. Non seulement celui d'Helmut Newton, mais aussi celui de la femme.
Réification du corps féminin, dictature des canons esthétiques, plastification de la figure féminine, la mode semble véhiculer l'image d'une femme esclave de codes. S'il peut paraître surprenant de la célébrer par son biais, les photographies de Newton jouent avec les clichés féminins comme elles transgressent les carcans moraux. Ce livre nous ouvre les coulisses de la photographie de mode tout en nous immergeant dans une période clef pour la femme. Il s'ouvre en été 1966 à Paris pour se refermer en Italie, automne 1982. Certes, on retrouve dans ces images beauté, luxe et volupté, mais le calme s'y échappe. Newton insuffle à ses poses- magazine de mode oblige- un mouvement qui apparaît presque spontané. Il photographie la femme dans une situation vivante. S'il ne la mêle pas au peuple polonais, assise, virile, nonchalante, il la fait poser droite, élégante, statuaire, dominant les corps nus et avachis des estivaliers tropéziens. Les bijoux, d'un luxe outrageant, sont présentés dans une réalité. Ils sont accrochés aux doigts de baigneuses rougissant au soleil ou pendus au cou d'une femme comme l'est son compagnon. Les vêtements mêmes sont prétextes à détournement. La fourrure, attribut stéréotypique de la femme langoureuse, riche et mystérieuse, s'entrouvre pour laisser apparaître le sein d'une mère allaitant. Ailleurs, elle matérialisera l'animalité suggérée par la posture du mannequin.
Helmut Newton, French Vogue, Paris, 1969
© Helmut Newton Estate
Autant que les postures des modèles, les décors déterminent l'esthétique et la symbolique de l'image. Si ce n'est pas la roue démesurée d'un tracteur, c'est la silhouette agressive d'un avion militaire qui replace la femme dans le contexte brutal de la réalité. Cette dynamique de l'image, Newton la crée par la sophistication et la diversités de ses cadrages. Saisie par dessus l'épaule d'une none, volée depuis l'habitacle d'une voiture, captée furtivement au détour d'un escalier souterrain, l'image de ces femmes est imprégnée de l'espièglerie du photographe. Construit par une géométrie élaborée qui pianote sur la profondeur de champ, le décadrage successif ou l'esthétique du flou, un même cliché rassemble spontanéité du mouvement et fixité de la pose, vulgarité du quotidien et raffinement de la mode. Newton parvient à donner l'illusion du célèbre « instant décisif ». Son habileté transparaît notamment dans la maîtrise de sa palette de couleurs. Au grain sensuel et contrasté du noir et blanc, succèdent les à plats vifs et artificiels des piscines et des parasols de plage. Le soleil estival baigne la scène d'une lumière naturelle tandis que quelques pages plus loin, elle est travaillée à la manière d'un film noir.
Grâce à l'adresse du photographe, ce sont plus que des mannequins que l'ouvrage expose. Derrière la perfection des corps, c'est un récit que jouent ces personnages. Comme des instants surpris, les mises en scène jonglent avec les registres. Souvent burlesques, elles n'hésitent pas à dévoiler une femme avachie sur un lit ou s'exhibant de manière farcesque. Scènes de vie figées, certaines photographies rappellent l'univers étrangement grotesque d'un Magritte comme le corps retourné d'un plongeur glisse dans l'angle supérieur du cadre. On se surprend à imaginer le parcours de cette femme assise en sous-vêtement sur le coin d'un lit. Qu'attend-t-elle postée près d'un téléphone ? Regardait-elle le film qui anime l'écran derrière elle ? Pourquoi ses bagages ne sont-ils pas défaits ? Le travail de Newton se confondrait avec celui d'un réalisateur de long- métrages.
Helmut Newton, Stern, Saint Tropez, 1978
© Helmut Newton Estate
En effet, A World Without Men pourrait être le titre d'un film des années 70 à la gloire du féminisme croissant ou contre-utopie burlesque annonçant le chaos d' « un monde sans hommes ». Au delà des mises en scène étudiées, le travestissement et les attitudes mimées fictionnalisent la figure féminine. Ici, la femme doit savoir jouer tous les rôles. De l'aviateur au colon, elle devient le séducteur gentleman des grands hôtels. Jambes écartées, poings sur la hanche, virilement cavalière, elle prend la place d'un homme qui regarderait sa maîtresse se rhabiller. Portée élégamment par un fume-cigarette ou pendue mollement à même les lèvres, la cigarette semble un accessoire fondamental dans l'esthétique émancipatrice de Newton. Le charme de la tendresse s'opère le plus souvent entre deux femmes. Il s'insuffle dans les robes froissées d'un couple de danseuses, dans la caresse d'une « fille pauvre » sur le dos d'une « fille riche ». Les hommes ? Athlètes, baigneurs ou gendarmes, ils s’immiscent dans le cadre comme autant de piédestals pour glorifier les courbes féminines. La virtuosité newtonienne s'approprie cette « ambiguïté homme/ femme [qui l']a toujours fasciné ».
Outre l'exposition de l'oeuvre photographique, ce livre nous en offre le « making-off ». Rythmé par les mots d'Helmut Newton lui-même, il prend la forme d'un journal intime. A travers de brèves anecdotes datées et localisées, le photographe nous invite à le suivre dans ses missions. En nous révélant les écueils auxquels il s'est confronté, ces textes fissurent le masque superficiel de la mode. Il ne s'agit pas pour Newton de dénoncer un état social ou politique, mais il replace son travail dans son contexte. Au fil de ce qui ressemble plus à une discussion spontanée avec le photographe, nous nous retrouvons derrière l'objectif et partageons ses impressions. A la photographie de couverture correspond les circonstances de sa création : « Les instances dirigeantes du Vogue français avaient jugé sage d'exercer une censure mesurée et avaient retouché la photo » (Paris, été 1966). Ces confessions dévoilent le rigorisme moral des directions et soulignent ainsi l'avant-gardisme de Newton. L'image d'une femme devant une fusée n'inspire que ces mots à la propriétaire du Queen : « Qu'est ce que ces masturbatrices fabriquent dans mon magazine, vautrées par terre pendant que des symboles phalliques explosent dehors ? ». Outre la censure, c'est parfois à la politique d'un état policier ou à la fausse pudeur de certains que se confronte le photographe : «Avec le rédacteur, nous avons passé deux jours à sillonner la ville pour obtenir des autorisations, mais rien n'y faisait : des heures d'attente et de paperasse sans aucun résultat. » (Varsovie, automne 1966). La dimension technique est aussi abordée. Newton dévoile ses expériences photographiques de l'intensité de la « lumière noire » à la « Machine Newton ».
World Without Men n'est pas un catalogue de mode, laquelle ne semble qu'une ruse pour donner cours à un imaginaire malicieux. L'auteur avoue lui-même : « les fourrures ne sont bien sûr qu'un prétexte pour travailler dans une des gares les plus extraordinaires du monde […] Comme je ne suis pas photographe d'architecture, je suis obligé de passer par la mode». Ce livre nous donne accès à univers méconnu bien qu'omniprésent. A travers la figure de ce photographe d'exception, il réconcilie avec un monde terni par le stéréotype et l'artifice. Helmut Newton a su donner du relief à la parole horizontale de la photographie de magazine.
Orianne Hidalgo
World Without Men Helmut Newton
Edition Taschen
188 pages
24 x 32,5 cm
39,99 euros