Los novios de la falsa luna (Les Amoureux de la fausse lune) 1967 © Manuel Álvarez Bravo
Jusqu'au 20 janvier 2013, le Musée du Jeu de Paume propose une programmation culturelle d'exception. Comme à son habitude, des artistes éclectiques et de qualité sont exposés, et présentés au public de manière ludique et sensible.
L'artiste portugaise Filipa César, Muntadas, artiste hispanique, et le photographe mexicain Manuel Alvarez Bravo, décédé en 2002 à l'âge de 100 ans.
Rien que pour vous, Actuphoto fait un tour d'horizon de ces expositions, qu'il ne faudra rater en aucun cas !
Filipa César, « Luta Ca Caba inda »
Afin de convier un public élargi à venir découvrir l'art au Jeu de Paume, une programmation « Satellite », en accès libre, est confiée chaque année à un commissaire différent. En 2012, c'est Filipa Oliveira qui se charge de son organisation.
Pour la dernière exposition de l'année, elle a choisi de mettre en avant une de ses compatriotes portugaises, l'artiste Filipa César. Habitant aujourd'hui à Berlin, cette dernière est née en 1975 à Porto. Filipa César produit des films et des photographies qui s'interrogent sur l'image en tant que telle par rapport à la perception que les spectateurs peuvent en avoir. Son intérêt se porte particulièrement sur les supports documentaires et sa part intrinsèque de fictionnel : cette réflexion a permis la naissance de plusieurs travaux visuels tels que F for Fake (2005), Rapport (2007), The Four Chambered Heart (2009) ou encore Memograma (2010).
Mélanger faits et fiction afin de s'interroger sur les relations entre mémoire, histoire, image et récit, tel est donc le crédo de cette artiste. Filipa César propose l'exposition « Luta ca caba inda » (La lutte n'est pas finie) au musée du Jeu de Paume jusqu'au 20 janvier 2013, dans laquelle elle intègre sa passion pour la Guinée-Bissau à sa démarche proche de celle d'un historien.
Flora Gomes et Julinho Camará sur le tournage de Guiné-Bissau, 6 Anois Depois (Guinée-Bissau, 6 ans après) 1980 (film inachevé) © INCA Guinée-Bissau, José Bolama Cobumba, Josefina Crato, Flora Gomes, Sana na N’Hada
« Mon travail n'est pas vraiment historique : ma subjectivité est présente ! » corrige Filipa César. C'est bien là toute la complexité, et par là même l'intérêt, du travail de cette artiste. Où s'arrête la réalité, où commence la fiction, that is the question !
A cette frontière délicate à tracer s'en ajoute une autre tout aussi ambiguë : comment réussir à montrer, à s'approprier des œuvres qui ne sont pas les siennes, sans pour autant perdre la spécificité du médium d'origine ? Filipa César exhume des archives, ce qui pose la question de la différence de perception d'un pays à l'autre, d'une époque à l'autre : elle « ne (croit) pas qu'il existe une position neutre d'où nous pourrions parler sans risquer la contradiction ».
Powell and Owl 2011 © Filipa César Timbre trouvé / Found stamp 14,2 x 10,7 cm, Courtesy de l’artiste
Filipa César confie qu'elle a « toujours été intéressée par la Guinée-Bissau, qui est intimement liée à l'histoire coloniale du Portugal ». Lors de ses premiers voyages dans ce pays, elle fut émerveillée par sa richesse culturelle : elle décida dès lors de se focaliser sur les origines de la production cinématographique en Guinée-Bissau.
Filipa César n'est pas avare en parole lorsqu'on lui demande de parler de ce septième art : « Pendant la guerre qui a aboutit à l'indépendance de Guinée-Bissau en 1974, le chef du parti indépendantiste, Amilcar Cabral, décide d'envoyer quatre représentants de la jeunesse guinéenne à Cuba pour y apprendre le cinéma, base pour former un esprit autonome. Il espère pouvoir créer une identité nationale nouvelle grâce à ce médium, l'impact visuel étant primordial pour lui. Mais une fois l'indépendance acquise, et surtout après le coup d'Etat de 1980 et le début d'une guerre civile très meurtrière en 1998, le cinéma n'est plus du tout une priorité pour le gouvernement ».
Il lui semblait dommage, et même aberrant, que les films guinéens soient abandonnés, voire détruits. Grâce à la collaboration avec les réalisateurs Flora Gomes, Sana na N'Hada et Suleimane Biai, ainsi qu'entre l'INCA à Bissau, l'Arsenal à Berlin et le jeu de Paume, elle a pu regrouper et classifier ces images afin de les transférer du format 16 mm au numérique.
Dans son exposition « Luta ca caba inda », elle propose un dialogue filmé entre elle-même et des réalisateurs guinéens, ainsi qu'une table pleine de surprise : entre de multiples fils illustrant les liens qui nous unissent grâce notamment au cinéma et présence de documents pour mieux s'imprégner de l'histoire guinéenne, l'installation intrigue tout en laissant perplexe.
Josefina Crato dans O Regresso de Amílcar Cabral (Le Retour d’Amílcar Cabral) 1976 © INCA Guinée-Bissau, José Bolama Cobumba, Josefina Crato, Flora Gomes, Sana na N’Hada
Les artistes invités dans le cadre du programme « Satellite » occupent des espaces interstitiels, tentant d'intéresser en marge des deux principaux espaces d'exposition du musée de Jeu de Paume. Il est des plus difficiles pour Filipa César de se faire une place entre les deux pointures artistiques que sont Muntadas et Manuel Alvarez Bravo.
N'hésitez pourtant pas à venir jeter un coup d'oeil curieux à son exposition gratuite, d'autant plus si vous êtes disponible le 1er décembre à 14h pour la projection-rencontre avec les cinéastes Sana na N'Hada et Flora Gomes, l'artiste Filipa César et le commissaire d'exposition Tobias Hering.
Claire Barbuti
Muntadas, « Entre/Between »
This Is Not an Advertisement Times Square, New York, 1985
Photographie : Pamela Duffy. © Muntadas / ADAGP, Paris, 2012
Muntadas est né à Barcelone en 1942. Il a fait son entrée dans le monde de l'art par le biais de la peinture, mais dès les années 1970, il s'intéresse à « l'action art » et part vivre à New York où il s'initiera à de nombreuses pratiques artistiques.
« La peinture a été le premier medium que j'ai utilisé. C'était une période de formation. Aujourd'hui, je me définis comme peintre, sculpteur, photographe, cinéaste et net artiste. Mais je ne commence jamais un projet en sachant quel médium je vais utiliser. Au fur et à mesure que j'avance sur mes projets, cela devient plus clair. C'est pour cela que dans cette cosmologie, il peut y avoir une publication ou une série photographique à côté de l'oeuvre, une projection. Tous les médiums sont complémentaires. »
L'exposition présentée au Jeu de Paume, en collaboration avec le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia de Madrid, retrace la prolifique carrière de l'artiste. Intitulée « Entre/Between », elle évoque un entre-deux, un point de vue double utilisé par Muntadas pour traiter de ses sujets.
L'itinéraire de l'exposition se découpe en neuf parties, neuf « constellations » qui revient sur les 40 ans de carrière de l'artiste, tout en posant la question fatidique au spectateur : « qu'est ce que je regarde ? ».
This is not an Advertisement Times Square, New York, 1985 Antoni Muntadas
Photographie : Pamela Duffy. © Muntadas / ADAGP, Paris, 2012
Ces neufs thématiques s'articulent autour de la notion d'espace :
« Les domaines de traduction : ces œuvres examinent l'interprétation des mots, des concepts, des histoires et des valeurs dans différentes langues, mais aussi dans les conventions invisibles et inhérentes à toute forme de communication »
« Les lieux de spectacle : cette constellation examine certaines idées sur l'architecture de l'enfermement, notamment à travers le « stade » en tant que grand catalyseur du déroulement des rituels du spectacle dans la société contemporaine, qu'il s'agisse de manifestations sportives, musicales ou politiques »
« Les microespaces : cette constellation est structurée autour d'oeuvres qui s'intéressent aux façons de percevoir, d'aménager et d'exprimer l'espace privé »
« Les espaces publics : Muntadas questionne la nature même de l'espace public, mettant en évidence les intérêts politiques et économiques conflictuels qui cherchent à imposer des modèles urbains exclusifs »
« Les territoires de la peur : cette constellation révèle coment la peur se construit dans la sphère publique, et surtout, comment la nature et les sources de la manipulation et de la domination font intervenir des questions liées à la vie privée, à l'identité et au langage »
« Les sphères du pouvoir : plusieurs directions parallèles structurent les projets qui composent cette consellation : l'une d'elle explore l'architecture du pouvoir, ses espaces archétypiques, ses perspectives et ses rituels ; une autre réunit tout un ensemble de représentations par lesquelles s'affirme le pouvoir »
« Les archives : dès le début de sa carrière, Muntadas a accordé une place essentielle à la notion d'archive. Cette constellation présente une œuvre faite d'une grande variété d'accumulations, de collections et de typologies qui révèlent les méthodologies sous-jacentes (et paradoxales) utilisée pour enregistrer, ordonner et se souvenir »
« Les systèmes de l'art : cette constellation examine les différentes manières dont le monde de l'art organise sa nomenclature, son langage de présentation, ses hiérarchies professionnelles, ses décisions institutionnelles et ses publics »
« Le paysage médiatique : à la fin des années 1970, Muntadas a désigné par l'expression « paysage médiatique » l'espace de communication apparu avec la prolifération des médias de masse (presse écrite, radio, télévision). Depuis, plusieurs de ses projets ont porté sur les flux opaques d'informations au niveau mondial, et alimenté une ligne de recherches sur les moyens et le message de la communication de masse »
Alphaville e outros 2011 Muntadas
Photographie : Joaquín Cortés / Román Lores. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 2011. © Muntadas / ADAGP, Paris, 2012
Muntadas est très intéressé par l'idée que pourrait se faire son public de ses interprétations. « Chaque personne a une interprétation différents. Je suis donc prêt à accepter toutes possibilités d'interprétation ».
L'exposition proposée en cette fin d'année par le Jeu de Paume plonge ainsi le public dans l'univers complexe de Muntadas, qu'il a organisé et réfléchi avec passion et implication ces 40 dernières années. Une exposition à avoir, et pourquoi pas à revoir, pour comprendre les tenants et les aboutissants d'une telle recherche sur le monde et ce qui l'entoure.
Claire Mayer
Manuel Alvarez Bravo, « Un photographe aux aguets »
L'exposition du Jeu de Paume offre l'occasion de découvrir celui que l'on considère comme le père de la photographie mexicaine contemporaine. Aux côtés des rétrospectives de deux autres artistes d'origine latine, la présentation consacrée à Manuel Alvarez Bravo est comme centrale. Les trois expositions étant chacune disposées à différents étages du jeu de Paume, celle dédiée à Bravo est à l'étage du milieu, et apparaît ainsi comme le fil conducteur des trois rétrospectives.
Sans artifice, l'exposition est entièrement dédiée à l'oeuvre de Bravo. Les tirages sont de petite taille, mais cela donne envie de s'approcher, de fouiller, et d'observer encore plus longuement et avec plus d'attention chacune des photographies. Les principales et probablement les plus belles images de Manuel Alvarez Bravo sont présentées dans cette exposition, mais pour les curieux et ceux que la rétrospective aura touché, les Editions de La Martinière publient « la première grande monographie consacrée au photographe ».
El color (La Couleur) 1966 © Manuel Álvarez Bravo
Épreuve chromogénique d’époque. Collection Colette Urbajtel / Archivo Manuel Álvarez Bravo, s.c.
Cet ouvrage est ainsi l'occasion de découvrir l'oeuvre intégrale d'un photographe qui n'a pas été marqué par le temps, même après sa mort. Le livre est organisé autour de huit thématiques. Les clichés exposés prennent ainsi tout leur sens, et ce d'autant plus que l'auteur, Paul-Henri Giraud se charge de nous raconter l'histoire de Bravo et de placer les œuvres dans un contexte artistique. Les chapitres permettent également de comprendre les différentes approches qu'a adopté Manuel Alvarez Bravo pendant sa carrière photographique. En effet, celui-ci s'est essayé à tous les genres que ce soit la nature morte, la scène de rue, le portrait, le nu, ou encore le paysage. Bravo étudie, photographie, et nous fait donc découvrir son pays sous tous ses angles, avec ses bons et ses mauvais côtés.
Dans les premiers clichés, l'on sent la volonté de Bravo de faire des expériences lorsqu'il photographie, à la fois des paysages, des décors, ou bien des personnes. Puis, vient le moment où il semble porter beaucoup d'attention aux formes et chercher à créer des effets architecturaux. Il fait notamment des pliages en papier qu'il photographie par la suite. Le photographe joue sur les ombres et s'attache à observer la façon dont la lumière pénètre, s'incruste, ou se plaque aux différentes formes.
Bicicleta al cielo (Bicyclette au ciel) 1931 © Manuel Álvarez Bravo
Épreuve gélatino-argentique moderne. Collection Colette Urbajtel / Archivo Manuel Álvarez Bravo, s.c.
Bravo semble également porter un intérêt tout particulier à la rue dans laquelle il se place en tant qu'observateur de certaines scènes, comme s'il souhaitait s'effacer pour révéler la partie la plus authentique de la rue.
Chaque partie a son intérêt mais certaines marquent plus que d'autres. Celle des portraits est ainsi à souligner. La série débute par des portraits d'artistes ou d'hommes appartenant au milieu de l'art mexicain. Ces photographies sont saisissantes et émouvantes, en partie celles de Frida Kahlo dont le photographe semble immortaliser toute la vulnérabilité.
Finalement, l'exposition du Jeu de Paume est une très belle présentation de l'oeuvre de Manuel Alvarez Bravo, photographe intemporel et novateur. Néanmoins, rien de mieux que cet ouvrage pour découvrir pleinement cet artiste et comprendre chacune de ses démarches. L'auteur Paul-Henri Giraud expose un travail de longue haleine et de plongée totale dans l'oeuvre du photographe. Il nous transmet ainsi sa passion et immortalise « un photographe aux aguets ».
Ondas de papel (Vagues de papier) vers 1928 © Manuel Álvarez Bravo Épreuve gélatino-argentique tardive. Collection Colette Urbajtel / Archivo Manuel Álvarez Bravo, s.c.
Manuel Alvarez Bravo, L'impalpable et l'Imaginaire, Paul-Henri Giraud
256 pages- 25 X 28,5
Editions de La Martinière
49 euros
Adèle Latour