L’exposition que nous proposons est à ce titre exemplaire dans son ambition : elle est à la fois artistique, anthropologique, politique. A travers des portraits de russes, les photographies tenteront de répondre à deux questions en miroir : « qu’est-ce qu’un Russe ? » et « à quoi ressemble la photographie Russe ? » Les 50 dernières années en Russie (soviétique et post-soviétique) nous donnent une occasion de suivre l’évolution spectaculaire du phénomène de la représentation de soi et de l’autre.
Les portraits de studio de l’usine de « Krasnyi Treugolnik » (Triangle Rouge) dignes d’Harcourt, les enfants de la maternelle figés mais néanmoins heureux, incapables encore de cacher leur individualité, les hommes au travail. La cérémonie de la mise en scène fait penser à tant d’autres imposées par d’autres époques dans d’autres pays. Classiques du genre.
Artiste biélorusse, Igor Savchenko travaille et revisite la photographie vernaculaire comme un plasticien. Savchenko, sous le prétexte de nous démonter le mystère du cliché, l’essence même d’une époque banalement évoquée par des poses convenues, des personnages sans drames, se veut le metteur en scène d’une histoire que l’on sait tragique.
Dans la continuité de l’album de « Krasny Trugolnik », Olga Kisseleva établit un parallèle historique dans son installation vidéo, composée en trois temps.
A partir des années 60, curieusement, ce sont les images d’« amateurs » qui paraissent les plus captivantes et qui sont exposées aujourd'hui.
Ainsi, Sergei Tchilikov met en scène les habitants de la ville de N., les posant simplement, comme des figurines, dans les paysages facilement identifiables - ceux d’un appartement communautaire ou d’une station balnéaire oubliée.
Les parodies des « héros » publics de Vlad Mamyshev-Monroe sont acerbes et autocritiques. Les images vont de pair avec la personnalité l’artiste, qui vit en permanence déguisé, s’introduisant habillé en Lénine, en Pape ou encore en Poutine dans des contextes controversés.
Le Poutine de Sergey Maximishin, bien que très réel, apparaît comme le mal incarné. Photoreporter Russe le plus réputé de Russie, Maximishin trace un bilan du « Dernier Empire ». Ses portraits fins et ironiques sont d’une justesse poignante. Le reporter affirme lui-même s’essayer à «cerner le pays sans plafond ni plancher».
Les photographies de la performance provocatrice menée en 1991 par Oleg Kulik sont les témoins convaincants de la force du désespoir animal et la révolte contre le mal humain.
Dans une veine beaucoup plus classique, mais non moins forte, on retrouve les images de Valeri Schekoldin et Lyalia Kuznetsova (pour les « anciens »), Nikolay Bakharev, Igor Mukhin et Evgeny Mokhorev (pour les plus jeunes), et Irina Popova et Margo Ovcharenko (pour les très jeunes).
Tendresse, amour, nostalgie, force et beauté émanent de leurs images, rendant superflue toute explication.
Valeri Schekoldin, poète des rues et des êtres abîmés, dresse un portrait d’un pays en détresse et d'un peuple négligé.
Lyalia Kuznetsova photographie les tsiganes depuis 40 ans. Ses images poétiques sont enfin rassemblées dans un livre : « Doroga » (« La Route »).
Evgeny Mokhorev travaille le thème du passage de l’enfance à l’âge adulte, en passant par le stade complexe de l’adolescence.
Nikolay Bakharev nous plonge dans l’intimité des couples et des familles provinciales ordinaires.
Passé des « valeurs montantes » au rang des classiques, Igor Mukhin continue de traiter le même sujet : la vie autour de lui. Mais le positivisme des débuts de la perestroïka, toute cette jeunesse postsoviétique remplie d’espoir et d’énergie, a disparu de ses photographies. C’est une ville sombre et ses habitants démoralisés qu'il donne à voir aujourd’hui. Après le réveil, la morne gueule de bois… Irina Popova raconte des histoires, dont celle d’un jeune couple de toxicomanes et leur petite fille, Anfisa.
Margo Ovcharenko, de ses 21 ans, suit les états marginaux des jeunes gens de sa génération.
Les visages d’Oleg Dou, tissés de chair humaine et lissés à l’image d’une publicité, dépourvu d’émotion, robotisés, laissent pourtant s'échapper une lueur d’espoir au filtre de leur regard. Troublant présent ou futur très proche ? Enfin, présenté sous forme de projection et en première mondiale, le projet « Title Nation », de Jason Eskenazi et Valeri Nistratov, deux photographes réputés qui ont parcouru le pays durant 2 ans pour constituer un panorama exhaustif d’archétypes russes.
Quelque soit leur âge, les artistes russes réunis ici ont donc le lourd privilège de participer à une question majeure : comment définir la photographie russe ? D’un côté soudainement exposés aux modes et aux tendances occidentales,et influencés par elles, de l’autre marqués jusqu’au fond de leur être par le post-soviétisme et un millénaire « d’âme russe », comment définiront-ils leur spécificité ? Cette exposition est un premier élément de réponse, et promet en tout cas que celle-ci sera originale, étonnante, dérangeante - comme le fut en son temps la littérature russe.