
Douze photographies séparées par des blancs. Une image de début, une image de fin : sur une surface plane, une main droite et un début de bras allongés vers leur droite, pour la première ; l’inverse, main et bras gauches vers leur gauche, pour la seconde. Entre les deux, dix vêtements exposés de front, chacun savamment présenté sur la même surface que celle où reposent les bras, une table servant de socle à leur forme sculpturale. Du blouson au caleçon, en passant par le pull, le T-shirt, le jean et les baskets, le corps est évoqué par son absence et sa dispersion entre ses membres, dont les habits sont le signe et la nécessaire couverture. À la totalité organique d’un corps un et nu, les Éléments opposent l’assemblage mécanique de ses traces multiples. Comme si le corps ne pouvait ou ne voulait se montrer que dans la multitude de ses écrans, qui tout à la fois l’indiquent et le cachent. Le mur du fond, qui figure dans d’autres images de l’artiste (Dimensions variables, Correspondances, Insertion par exemple), va dans le même sens. Ce n’est pas un simple décor mais la frontière matérielle qui délimite un lieu privé et personnel : il nous met donc sur la piste de son habitant, mais n’en demeure pas moins désespérément muet. Un début donc, un milieu composite, une fin : l’ensemble compose un tout organisé, un organisme presque, les deux mains et les débuts de bras donnant sa cohérence symétrique et son semblant d’unité au corps de l’être exposé et soustrait à nos yeux.
« Semblant d’unité » car si chaque élément est une partie de ce tout, chacun est aussi en lui-même un tout. Fragile est donc l’unité de ce corps invisible : l’autonomie relative de ses parties, qu’indique la séparation des images, l’empêche de se réunir tout à fait, de faire un avec lui-même. C’est un ensemble au bord de la rupture, disloqué sans être détruit, une unité précaire entre deux extrémités exténuées, une sorte de puzzle auquel manqueraient les jointures entre les pièces. Douze éléments rassemblés sans être tout à fait réunis, coprésents et distants à la fois. Comment donc être un pour le corps dans l’éclatement de ses signes ? Tout corps – ou celui-ci seulement ? – n’a d’unité qu’imaginée ou spéculée. Qui veut le mettre à nu se heurte à sa disparition. Le procédé du portrait d’identité utilisé ici – fond dépouillé, visée centrée – se solde par un échec, et son résultat est même totalement contraire à celui qu’il prétend atteindre : ce n’est pas, dans une image unique, l’identité unitaire d’un être concentrée dans son visage qu’il donne à voir, mais la multiplicité des traces d’un corps fragmenté et sans tête ; non pas un être reconnaissable et identifiable, mais son absence dans la démultiplication de ses substituts qui ressemblent à tant d’autres. Sous le regard de l’objectif, le corps se fait méconnaître. Le pouvoir synthétique de révélation du visible qu’on prête souvent à la photographie cède ici la place à un regard analytique incapable de dépasser le stade des apparences. On a beau sonder, scruter, tenter une plongée dans les profondeurs, seuls apparaissent d’impénétrables fragments de surface. L’intimité du lieu n’a pas aidé à cerner celui qui l’habite.
Le deuil de l’unité du corps et l’impossible représentation de sa nudité vont ainsi de pair. Mais pourquoi donc se dérobe-t-il à l’image ? Interdit ancestral ? Ou est-ce que les habits seraient de plus fidèles témoins : dis-moi ce que tu portes et je te dirai quel corps tu es ? Ou serait-ce l’impuissance de la photographie à saisir le corps en son mouvement et sa vie, sa tendance à le figer dans l’éternité statique des cadavres ? L’ensemble évoque d’ailleurs l’autopsie : entre les deux bras écartés de cet être allongé sur une table qu’on imagine chirurgicale, le scalpel de l’objectif cherche entrailles et organes, en une leçon d’anatomie moderne qui, inverse de celle de Rembrandt, fait surgir le dehors au lieu du dedans. Toujours est-il que ce corps, s’il n’est pas mort, est bel et bien absent, la série ayant aussi quelque chose de l’inventaire des effets d’un porté disparu. Quel est donc le lieu du corps, si sa représentation en propre est impossible ? Tel un dieu caché, peut-être habite-t-il une transcendance dont il n’y a pas d’image.
L’ambiguïté qui affecte le tout hante aussi les parties. Si un vêtement déplié avec soin se présente comme une enveloppe du corps, un instrument fragile et inerte de protection ou de parure, il n’en va pas de même ici : en boule sans être en chiffon, ces vêtements ont une consistance, offrent une résistance. L’être qui les a portés leur communique sans doute un peu de sa vie, concentrée dans leurs replis. Mais ils apparaissent aussi privés de cette substance vivante qui les animait, qui les gonflait et leur donnait leur forme. Abandonnés à la confusion molle de leurs plis qu’aucune armature ne vient plus soutenir, ils n’ont plus de la vie que le souvenir. Ils gisent, inertes, entre la vie et la mort, reliques ou peaux mortes laissées derrière soi par l’absent de l’image.
Faut-il voir dans ces Éléments un ironique autoportrait du photographe et un pied de nez aux lois du genre ? Lui seul pourrait le dire. Demeure cependant cette énigme muette : du corps, il n’y a pas une image.
Étienne Helmer
Consulter le site du photographe : www.regisseneque.com