Dans Cristina’s History, livre élaboré parallèlement à l’exposition du même nom qui s’est tenue au Point du Jour à Cherbourg du 11 avril au 7 juin 2009, et qui sera accueillie à la Fondation Berardo à Lisbonne du 1er septembre au 1er novembre, puis au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris du 9 avril au 18 juillet 2010, Mikaël Levin retrace l’histoire d’une de ses parentes. Son histoire, c’est-à-dire les déplacements qui, sur quatre générations à partir de leur ancêtre commun, ont conduit ses descendants de la Pologne à la Guinée-Bissau, en passant par le Portugal. Conçu en 3 séquences dont chacune est dévolue à l’un de ces pays, l’ouvrage suit les migrations et les évolutions de personnages singuliers et de leurs familles, et les continuités qui se tissent malgré les écarts temporels et géographiques.
La présentation de cette histoire n’a toutefois rien d’ordinaire. Mikaël Levin joue d’abord avec la chronologie linéaire. Dans l’histoire qu’il nous conte, les strates temporelles se mêlent les unes aux autres par le biais de renvois ou d’échos visuels entre les pays et les époques : un petit marché à Zgierz, un marché aux puces à Lisbonne, où un masque africain à vendre annonce le continent noir à venir. Ou la fresque finale en Guinée-Bissau, avec son fleuve au long cours évoquant un nouveau départ, et l’arrêt de tramway à Zgierz, où une jeune fille attend sans savoir, peut-être, que c’est du même endroit que partirent des convois de déportés juifs. Le passé demeure dans le présent sans l’empêcher d’être lui-même, le présent s’invente dans sa différence mais jamais dans la séparation d’avec ce qui l’a précédé. Aussi pourrait-on lire ce livre à l’envers et remonter le cours du temps, ou y entrer par le milieu : la contiguïté très fine des images déployées en longues bandes assure la continuité chronologique du récit comme s’il s’agissait d’un film, et offre en même temps une circulation libre dans les souvenirs, qui correspond au mouvement de la mémoire, capable de suivre des directions temporelles multiples et de mêler les lieux et les temps.
Par l’enchaînement des images et les entrées multiples dans le cours du récit, Mikael Levin bouleverse aussi deux mythes fondateurs de la politique contemporaine : l’origine et la frontière.
L’origine, ici, se déplace : c’est la fin de l’origine primitive et absolue, du point de départ ancestral et sans antécédent d’où jaillirait le cours du temps et des événements. La dissolution de l’idée d’origine radicale tient d’abord à la diaspora permanente qui anime le mouvement de l’histoire. Pour Mikael Levin, la diaspora n’est pas un exil depuis un point d’origine dont la nostalgie tirerait les larmes, mais un déplacement perpétuel, avec dans chacun des pays des moments de stabilisation, des temps de pause, mais toujours limités. Le déplacement n’est pas toujours ou pas uniquement motivé par des causes économiques ou politiques, ce peut être aussi un départ volontaire, une attirance pour la modernité, comme ce fut le cas pour l’installation de Samuel à Lisbonne. Aussi la diaspora n’est-elle pas synonyme de perte, mais plutôt de découverte et d’enrichissement. L’origine est donc présentée ici comme la décision de se donner un point d’ancrage et de développement, comme dans le cas de Samuel, ou de Carlos et de sa famille qui, dans les années 2000, ont fait le choix de vivre en Guinée-Bissau en dépit de conflits politiques et idéologiques très durs avec le pouvoir en place. L’origine n’est pas l’encombrant fardeau du passé dont on hérite, mais ce que l’on construit à un moment donné de sa propre histoire.
Que reste-t-il alors des frontières dans un tel scénario ? Si ténues entre les images, si perméables et si mouvantes à l’échelle de l’histoire d’une famille sur quatre générations, quelle pertinence politique peut-on encore leur accorder ? Si l’histoire est diaspora, dispersion et invention, à quoi bon des frontières ?
Mikael Levin utilise les images comme des documents et comme les supports d’une certaine conception de l’Histoire et de la politique. Par la trame d’une histoire singulière, celle de Cristina, avec la part de fiction que sa reconstruction implique nécessairement, c’est le mouvement même de l’Histoire que Mikael Levin saisit, auquel nous participons tous. Cette Histoire, on l’a vu, n’exclut pas l’invention : des origines à l’imagination d’un avenir, son récit se fabrique ici par des images qui, tout en pouvant se prêter à l’analyse objective de la discipline historique, sont aussi l’expression du lien subjectif et collectif qui nous unit à des lieux et à des temps donnés. Ainsi au début et à la fin de l’ouvrage : ce n’est pas une photographie de la Pologne actuelle qui l’ouvre, mais celle d’une gravure représentant la ville de Zgierz. De même avec la photographie finale en Guinée-Bissau, celle d’une fresque mythologique représentant « Mamiwata », la femme serpent, personnage de légende repris aujourd’hui pour symboliser la femme africaine moderne. D’une image l’autre, ce sont comme les fils de l’Histoire qui sont ici tirés, avec ses nœuds inextricables de passé, de présent et d’avenir.
La tonalité indirectement autobiographique de l’ouvrage – Mikael Levin a lui-même vécu dans plusieurs pays – et la singularité du destin de Cristina n’entament en rien l’universalité du propos : c’est une véritable philosophie de l’Histoire et de la politique que Mikaël Levin nous donne à voir dans le silence de ses images.
Etienne Helmer