Robert Doisneau Mademoiselle Anita, rue de Lappe, Paris 11e, octobre 1951 © Atelier Doisneau
« J'en peux plus d'entendre les sirènes, même à travers le double vitrage », ce matin, dans tes oreilles sur le chemin du bureau : Fauve, le dernier groupe que tu as vu au Bataclan. Elle résonne bizarrement cette phrase, elle résonne vrai.
On n'avait pas envie de l'écrire cet édito. « On l'a notre sujet de jeudi, faudrait faire un truc sur les photos, sur l'immontrable et le montrable », qu'il avait suggéré le boss. Pas con. Y en avait des choses à dire au sujet de cette photo volée sur les lieux du carnage, cette « photo choquante » qui circulait sur les réseaux sociaux, celle que le ministère de l’Intérieur voulait voir disparaître pour « atteinte grave à la dignité humaine » et « atteinte au secret de l'enquête ». Mais que répondre à ceux qui disent qu'on a bien montré le petit Aylan, alors pourquoi ne pas dévoiler la boucherie en bas de chez nous ?
« Vos gueules, fermez vos gueules », que tu penses très fort. Ça n'a rien à voir. Entre un cliché dérobé d'auteur inconnu et repris majoritairement par des groupes identitaires et extrémistes, et un cliché d'un photojournaliste professionnel, vous faites pas la différence ?... Quand même ! Vous vous dites pas que le simple fait de poser la question insulte ceux qui dont le photojournalisme est le métier ?
On avait lu http://www.telerama.fr/scenes/attentats-de-paris-le-temoignage-du-photojournaliste-patrick-chauvel,134424.php", photographe de guerre et parisien. On avait vu sa série Peur sur la ville dans laquelle il superposait à Paris de véritables images de guerres. On s'était dit qu'il avait raison sur bien des points : « J'avoue ne pas avoir compris pourquoi les télés floutaient autant les images, même les images de linceuls. On a pris cette décision pour ne pas choquer les gens, mais de fait, ce qui s'est passé est choquant, il ne faut pas se voiler la face. » Et qu'il déconnait sévère sur d'autres. Regarder la vidéo de l'exécution de James Foley jusqu'au bout, sérieusement ?
Et puis. Face aux photographies incontournables, on a pensé à toutes les photographies qu'on ne verrait jamais. Parce qu'elles ne font ni l'actualité ni le spectacle. Celles des cernes, des yeux bouffis, des mascaras hémophiles et des gueules grises de ceux que l'on croise dans la rue depuis samedi. De ceux qui se cachent pour pleurer sur la ligne 2. Sur la ligne 5. Dans le métro quoi. Des mains qui tremblent à chaque sirène. Des bouteilles de vin qui s'accumulent dangereusement près des poubelles. Des nouvelles chaussures rouges et hors de prix, achetées sur un coup de tête parce qu'on sait encore moins de quoi demain sera fait. De cette habituée de la terrasse du bar du coin qui ne boit plus son café qu'à l'intérieur, belle et désabusée comme l'Anita de Doisneau. De toutes ces âmes vivantes, perverses et idolâtres qui continuent de hanter Paris, en terrasse, chez elles, dans les mémoires et dans les cœurs. Dans la musique et dans le silence. C'est à elles d'ailleurs que l'on souffle ces mots de Gide, comme un Hansaplast sur une blessure de guerre :
« Attends, que ta tristesse soit un peu plus reposée, - pauvre âme, que la lutte d'hier a faite si lasse. Attends. Quand les larmes seront pleurées, les chers espoirs refleuriront. Maintenant tu sommeilles. Berceuses, escarlopettes, barcarolles, Le chant des pleureuses alanguit les chutes. »