NILUFER DEMIR/DHA/REUTERS
Et la photo dans tout ça, nous direz-vous ? Hé bien, force est de constater qu'elle a su ces dernières semaines déclencher des choses. Des choses oui, le choix de ce terme vague et fourre-tout n'est pas innocent pour évoquer ce que le cliché du petit Aylan a provoqué de par le monde. De l'émotion, vraie, sincère, outrancière et agaçante parfois. Des réflexions vraies, sincères et agaçantes aussi. Et des actes. Vrais, sincères et agaçants bien sûr. Face aux bras ouverts d'une Allemagne, les petites mains molles d'une France repliée sur elle-même. 20 000 réfugiés accueillis là-bas en quelques jours contre 24 000 annoncés ici sur 2 ans. Y a pas photo comme on dit.
Fallait-il ou non la publier ? Là n'est pas la question. Le photojournalisme témoigne de la réalité d'un monde. Le nôtre. Il n'est pas là pour nous tenir chaud, nous rassurer sur l'avenir et nous dire comme Pangloss que nous vivons dans « le meilleur des mondes possible ». Alors bien sûr, on peut s'offusquer du trop plein d'émotion, s'interroger sur la portée du cliché d'un enfant mort après tant d'autres de jeunes gens ou d'adultes, publiés dans la plus profonde indifférence. On peut. Mais le sursaut n'a-t-il pas eu lieu ? « http://fr.actuphoto.com/33319-interview-de-jean-pierre-laffont-quand-je-suis-arrive-a-new-york-je-n-avais-qu-un-leica-.html"», nous rappelait, avec justesse, le photojournaliste Jean-Pierre Laffont en début de semaine. Celui-là même qui n'a pas hésité à publier les cérémonies infâmes du Ku Klux Klan ou les geôles américaines surpeuplées par une population noire totalement ségréguée. Il poursuivait, plus intransigeant encore vis-a-vis de la profession : « Je regrette des publications comme celle de France 24, qui a pudiquement choisi de ne publier que les jambes du petit. Personne ne peut être mon censeur. Le photographe photographie tel qu'il voit. »
Eddie Adams/Associated Press/1er février 1968
Le chef de la police de Saigon, Nguyen Ngoc Loan, s'approche du Viêt-cong Nguyen Van Lem pour l'exécuter. Eddie Adams recevra le prix Pulitzer pour ce cliché.
Et comme si la médiocrité ambiante ne suffisait pas, il a fallu en plus se fader les complotistes et leurs théories fumeuses au sujet du cliché de la photographe Nilufer Demir. Quel curieux passe temps que d'examiner à la loupe en plastique des rétroviseurs de terroriste ou des chaussures d'enfant mort ! Et ce, dans le seul et unique but de véhiculer des messages nauséabonds. Dans le cas d'Aylan, la théorie partagée sur les réseaux sociaux consistait à affirmer que la photo n'était qu'une mise en scène médiatique pour mieux émouvoir l'opinion public. Imparable non ? On était à deux doigts de découvrir que tout cette histoire n'était qu'un énorme complot judéo-musulmo-homo-franc-maçonnique orchestré par le sculpteur Anish Kapoor en personne. A croire que les gens s'ennuient vraiment en cette rentrée 2015, mais qu'il fasse comme tout le monde qu'ils s'inscrivent à une salle de sport ou se remettent au Sudoku.
Qu'est-ce qu'il disait Desproges déjà ? Ah oui : « J'ai le plus profond respect pour le mépris que j'ai des hommes. »
Emilie Lemoine