Sans titre (Trackers n° 57) Lakhish Army Base, Beit Gubrin, Israel/Palestine, 2005 © Ahlam Shibli
Depuis quelques jours, une polémique s'est installée autour de l'exposition du Musée du Jeu de Paume et plus précisément celle consacrée à l'artiste palestinienne Ahlam Shibli. En effet, nous avions visité l'exposition (http://actuphoto.com/25008-visite-des-nouvelles-expositions-du-jeu-de-paume.html">à) et rencontré l'artiste à l'occasion de l'ouverture des nouvelles expositions (http://actuphoto.com/25008-visite-des-nouvelles-expositions-du-jeu-de-paume.html">à). Aucune animosité n'avait heurté notre jugement, et c'est avec beaucoup d'objectivité que nous avions regardé les images exposées. L'artiste s'interroge en effet sur la notion de foyer, qu'il soit abstrait ou concret, et quelles sont les conséquences morales et physiques de la perte de son foyer. Ainsi, comme se doit de l'être une rétrospective, l'exposition est organisée en plusieurs pôles, montrant différentes facettes du travail Ahlam Shibli, qui retracent cette notion de foyer : les territoires palestiniens occupés, les monuments français qui commémorent sans distinction les résistants à l’occupant nazi et les soldats engagés dans les guerres coloniales menées contre des peuples qui réclamaient leur indépendance, les corps des lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels issus de sociétés orientales, et les communautés d’enfants recueillis dans les orphelinats polonais. Jusque là tout va bien, le public appréhende sans véhémence le propos de l'artiste.
Pourtant, une contestation s'élève progressivement contre la série Death de cette rétrospective. Celle-ci est présentée par le Musée comme ceci : « Death, dernière série en date d’Ahlam Shibli, spécialement conçue pour cette rétrospective, montre comment la société palestinienne préserve la présence des "martyrs", selon le terme employé par l’artiste. Cette série témoigne d'une vaste représentation des absents au travers de photographies, de posters, de tombes et de graffitis exhibés comme une forme de résistance. ».
Rapidement, de hautes institutions tout comme la voix de certains citoyens vont s'insurger contre cette exposition. Le CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives de France) l'explicite ainsi : « Les commissaires font siennes les explications tordues de la photographe palestinienne. Car il s’agit d’éviter à tout prix de rappeler le contexte historique et les drames qui ont été occasionnés par ces multiples attentats. Combien de bus israéliens éventrés ? Combien de magasins ou de restaurants israéliens calcinés ? Combien d’enfants israéliens assassinés ? Combien de rues déchiquetées ? Le commentaire des commissaires est invraisemblable. Il faut « éviter une obsession historique », disent-ils. Par contre, il ne faut (surtout) pas éviter de faire l’apologie de ces terroristes, terroristes glorifiés par la société palestinienne, rappelons-le ici. Ce sont des « martyrs », qui ont été tués en témoignage de leur foi ou de leur cause, selon Shibli. Une cause sacralisée par cette photographe. Et les kamikazes se trouvent donc légitimés, les attentats sont justifiés, les victimes sont oubliées. Et cette soi-disant « œuvre » n’est qu’une « œuvre » de basse propagande. ».
Pourtant, le propos du Jeu de Paume ne semble pas aller aussi loin en présentant cette exposition. En effet, comme le soulignait Ahlam Shibli http://actuphoto.com/25008-visite-des-nouvelles-expositions-du-jeu-de-paume.html">àsur l'hommage qu'elle pouvait faire à son pays, avançait « Ce n'est pas une critique négative ou positive. Je ne dis pas que ce qui se passe est bien ou mal, je regarde, je dévoile ce que je vois, le reflet de la ville. »
Ainsi est faite la photographie, elle met en avant un propos par le biais d'une image, mais celle-ci est avant tout un témoin, un reflet de quelque chose. L'image montre, dévoile, alors l'art doit-il être limité lorsqu'il ne correspond pas à l'idée qui lui est donnée ?
Le jeu de paume est certes une institution culturelle de renom, publique mais doit-elle faire des choix ou peut-elle être le reflet de ce qu'il se passe en dehors de ses murs ?
Dans un communiqué adressé à la presse, le Jeu de Paume écrit ceci : « Le Jeu de Paume qui veille, depuis sa création, à promouvoir la pluralité des expressions artistiques autour de l'image sous toutes ses formes, regrette la polémique naissante autour de l'exposition "Foyer Fantôme" de l'artiste Ahlam Shibli.
Ces derniers jours, l'institution a reçu de nombreux messages de protestation à propos de cette exposition et plus particulièrement de l'une des séries présentées, intitulée Death.
Le Jeu de Paume réfute fermement les accusations d'apologie du terrorisme ou de complaisance à l'égard de celui-ci, et portera plainte contre toutes les personnes lui adressant des menaces.
Ahlam Shibli, artiste internationalement reconnue, propose une réflexion critique sur la manière dont les hommes et les femmes réagissent face à la privation de leur foyer qui les conduit à se construire, coûte que coûte, des lieux d'appartenance.
Dans la série Death, conçue spécialement pour cette rétrospective, l'artiste Ahlam Shibli présente un travail sur les images qui ne constitue ni de la propagande ni une apologie du terrorisme, contrairement à ce que certains messages que le Jeu de Paume a reçus laissent entendre. Comme l'artiste l'explique elle-même : "Je ne suis pas une militante [...] Mon travail est de montrer, pas de dénoncer ni de juger".
Death explore la manière dont des Palestiniens disparus - "martyrs", selon les termes repris par l'artiste - sont représentés dans les espaces publics et privés (affiches et graffitis dans les rues, inscriptions sur les tombes, autels et souvenirs dans les foyers...) et retrouvent ainsi une présence dans leur communauté.
L'exposition monographique réunit cinq autres séries de l'artiste questionnant les contradictions inhérentes à la notion de "chez soi" dans différents contextes : celui de la société palestinienne, mais aussi des communautés d'enfants recueillis dans les orphelinats polonais, des commémorations de soulèvements de la Résistance contre les nazis à Tulle (Corrèze) et des guerres coloniales en Indochine et en Algérie, ou encore des ressortissants des pays orientaux qui ont quitté leur pays afin de vivre librement leur orientation sexuelle.
La plupart de ces photographies sont accompagnées de légendes écrites par l'artiste, inséparables des images, qui les situent dans un temps et un lieu précis. Des mesures ont été prises pour le rappeler aux visiteurs.
La rétrospective dédiée à Ahlam Shibli s'inscrit dans la volonté de montrer de nouvelles pratiques de la photographie documentaire, après les expositions consacrées à Sophie Ristelhueber (2009), Bruno Serralongue (2010) ou Santu Mofokeng (2011). La programmation du Jeu de Paume a pour objectif de s'interroger de façon critique sur les différentes formes de représentation des sociétés contemporaines et, dans cette démarche, revendique la liberté d'expression des artistes. »
La photographie, et plus largement l'art, peuvent-ils tout montrer ou doivent-ils prendre en considération les ressentis de chacun ? Est-il important de tout voir, de tout regarder, pour comprendre, défendre ou se méprendre ?
Claire Mayer