NOUS SOMMES TOUS DES IMPRUDENTS COUPABLES
Ses mains tremblaient tellement qu'il n'arrivait pas à recharger son Contax. Robert Capa raconte, dans son livre Juste un peu flou (Delpire, 2003), sa peur sur cette plage de Normandie, Easy Red, ce 6 juin 1944 au petit matin. Il est là, en première ligne. "L'eau atteignait ma lettre d'adieux dans la poche de ma chemise." Les soldats tombent, tués, blessés. "Chacune des balles frappait un corps." La mer est rouge de sang. "Une peur nouvelle et différente me tordait le visage."
Il est là, un casque sur la tête, à photographier, à immortaliser ces heures essentielles de l'histoire de l'humanité. Capa a peur, mais il est courageux. Cette guerre n'est pas sa première. Déjà, il a fait celle d'Espagne. Et il mourra dans une autre, celle d'Indochine. Alors "imprudent", Capa ? D'une "imprudence coupable", Capa ? "Inconscient", Capa ? Poser ces questions ordinaires, qui touchent à la vie ordinaire, c'est réduire le métier de Capa, des reporters et photographes de guerre, à un métier ordinaire.
Dès lors, Claude Guéant a tort. Le secrétaire général de l'Elysée, interrogé au début de l'année sur le sort des deux journalistes de France 3 détenus en Afghanistan, répondait : "Ils sont inconscients. Ils ont agi en contradiction avec les consignes de sécurité. Leur imprudence est vraiment coupable." Claude Guéant a le droit de penser ainsi. Chacun est libre de penser ce qu'il veut. Mais le dire en public, à un micro, alors que ces journalistes sont privés de liberté, que leur vie est en danger, est non seulement d'une "imprudence coupable ", mais révélateur du peu de considération que les gens du pouvoir, aujourd'hui, ont de la presse et des journalistes. Souvenez-vous d'autres otages. D'autres temps. D'autres moeurs.
De Jean-Paul Kauffmann dans les années 1980 à Beyrouth. De Michel Peyrard en Afghanistan, en 2001. De Florence Aubenas et Hussein Hanoun, en Irak en 2005. A-t-on souvenir d'avoir entendu un homme politique les traiter d'"imprudents coupables" ? La France entière était mobilisée autour de Kauffmann, Fontaine, Normandin, Carton, Seurat. Leurs photos se sont inscrites en ouverture des journaux de 20 heures jusqu'à leur libération. Cette communion autour d'hommes dont certains risquaient leur vie et leur liberté pour informer sur la guerre était réconfortante. Il y avait, dans ce soutien, comme un sentiment d'appartenance à une même communauté.
Permettez-moi d'évoquer une expérience personnelle. Quand Michel Peyrard, grand reporter à Paris Match, a été enlevé en octobre 2001 en Afghanistan par les talibans, je dirigeais le magazine. Et je me souviens des conversations, des points que nous faisions chaque jour au téléphone avec le président Jacques Chirac, ou le premier ministre Lionel Jospin. Jamais un mot de reproche, une remarque agacée, une réflexion déplacée, un propos de polémique. Au contraire, des encouragements, du réconfort et une détermination sans faille. Même mobilisation, efficace et élégante, autour de Florence Aubenas. Autres temps. Autres mots.
Claude Guéant reproche aux journalistes de France 3 de faire "courir des risques à beaucoup de nos forces armées". Et de coûter de l'argent. Un coût qui, selon le général Georgelin, chef d'Etat-major des armées, interrogé à son tour le 21 février sur Europe 1, s'élèverait à "plus de 10 millions d'euros". L'époque - celle des jours actuels - est désormais à la comptabilité de la générosité, à la réprimande, à la discorde, à la désignation des présumés coupables. On dénonce leur comportement en public, au mépris de la discrétion qu'imposent ces circonstances. On les montre du doigt. On les expose à la vindicte populaire, les accusant de gaspiller l'argent des contribuables et de jouer avec la vie de nos fiers soldats.
Jamais les journalistes et les photographes n'ont demandé à être traités avec une considération particulière. Ils n'exigent aucun régime de faveur - surtout pas -, mais seulement le respect dû à leur métier qui, dans certaines circonstances exceptionnelles - et la guerre, bien sûr, en est une -, s'exerce dangereusement, exige un courage et une audace qui échappent aux règles normales de la vie ordinaire.
Sans l'audace et le courage de Robert Capa, sans l'audace et le courage des reporters, les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs, le public, les citoyens ne seraient pas informés de la réalité de la guerre. De la "vraie" réalité, celle qui ne s'écrit pas ni ne se photographie, à l'abri du danger.
Alors, "imprudents coupables", Capa et les autres ? Oui, nous sommes tous, par profession, journalistes et photographes, des "imprudents coupables".
Alain Genestar, directeur de la publication