Walter Benjamin en 1928, anonyme, Wikimedia Commons
1) Gutemberg et Niepce, même combat
Dans ce texte publié en 1931 dans Die Literarische Welt, l'auteur compare la nouvelle ère inaugurée par la photographie à celle qu'avait lancée l'invention de l'imprimerie, laissant ainsi deviner l'ampleur du travail qu'une « grande » histoire de la photographie aurait à entreprendre. Bien au-delà d'une révolution artistique, c'est un immense bouleversement anthropologique qu'annonce l'ère photographique : nouveau rapport au passé, à l'Histoire, nouvelle forme d'intermédiaire entre le désir et la réalité, nouvelle forme de diffusion de l'information...
2) Le photographe comme bête de foire
Benjamin s'intéresse aux rapports entre l'émergence de la photographie comme procédé technique, le bouleversement qu'elle introduit dans le champ esthétique et son insertion dans l'industrie. Mais il part du constat suivant : le dualisme art/industrie s'avère insuffisant pour comprendre les débuts de la photo, puisqu'avant de devenir un phénomène de masse intégré dans les circuits de consommation, elle est longtemps restée une curiosité liée aux arts forains. Les clichés pionniers des Hugo, Cameron, Hill ou Nadar, pris au milieu du XIXè siècle, ne peuvent alors être compris ni comme oeuvres artistiques, ni comme produits d'une industrie.*
3) Dieu affronte le photographe
Pour témoigner des réticences éprouvées par certains hommes du XIXè siècle vis-à-vis du nouveau médium, Benjamin cite un article du Leipziger Anzeiger : « Prétendre fixer de fugitifs reflets, cela n'est pas seulement impossible, comme l'ont établi de solides études allemandes, mais le projet en lui-même est blasphématoire. L'homme a été créé à l'image de Dieu, et l'image de Dieu ne peut être fixée par aucune machine humaine. Tout au plus l'artiste divin, animé d'une inspiration céleste, est-il en droit d'essayer, à l'instant béni et sur l'ordre supérieur de son génie, de rendre les traits de l'homme-Dieu sans le secours d'aucune machine. » L'iconoclasme** qui ressort d'un tel discours contamine, selon l'auteur, toutes les interrogations d'ordre esthétique sur la photographie. Comment comprendre le nouvel art à partir d'un concept d'art qui pose une séparation rigide entre art (spontané, inspiré) et technique (mécanique, servile) ?
4) Le studio bourgeois assassine le visage
Utilisée comme support par des peintres comme David Octavius Hill (connu aujourd'hui davantage pour ses photographies d'appoint que pour ses toiles), la photo contient toujours quelque chose « qui ne passera jamais entièrement dans l'art (…) Le spectateur se sent forcé malgré lui de chercher dans une telle photo la petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l'image. » Pour Benjamin, l'art du portrait pratiqué par Hill a l'avantage de présenter les êtres humains pour ainsi dire « sans légende explicative ». Le long temps d'exposition nécessaire « n'amenait pas les modèles à vivre à la pointe de l'instant, mais à s'y installer pleinement. (…) Il y avait alors autour d'eux une aura, un médium qui, traversé par leur regard, lui donnait plénitude et assurance. » Cette fascinante confrontation de l'âme avec la machine à images disparaît au tournant du XXè siècle, à mesure que la photographie se code, via les studios bourgeois, comme marqueur d'identité sociale ou, via la Presse, comme support de diffusion massive de l'information.
David Octavius Hill, Miss Mary McCandlish
5) August Sanders redécouvre le visage
Le premier photographe du XXè siècle qui, selon Benjamin, libère le visage des codes du studio bourgeois, dont la raideur guindée traduisait selon Benjamin « l'impuissance de cette génération face au progrès technique », c'est l'allemand August Sander (1876-1964). Son œuvre est constituée en sept groupes, correspondant tous à une catégorie sociale, des paysans aux grands bourgeois. Deux ans avant l'accession d'Hitler au pouvoir, Benjamin, juif allemand dont l'exil raté face au régime nazi se soldera par un suicide à la frontière espagnole en 1940, a cette remarque foudroyante : « Dans les périodes de bouleversement politique comme celle qui s'apprête en Allemagne, il devient vital de former et d'aiguiser le sens physionomiste. Qu'on vienne de la gauche ou de la droite, il faudra s'habituer à ce que les gens cherchent à lire sur votre visage d'où vous venez. (…) L'ouvrage de Sanders est plus qu'un livre d'images, c'est un cahier d'exercice. »
August Sander, Mariée paysanne
6) Eugène Atget contre la carte postale
Vers la même époque, Eugène Atget (1857-1927) redécouvre la ville sans symboles et soustrait les panoramas à la logique de la carte-postale. Benjamin crédite en effet ce comédien devenu photographe d'avoir arraché la photographie à sa fonction d'enregistrement du pittoresque ou du sensationnel pour en faire un véritable outil d'exploration de l'environnement. Atget inaugure ainsi la « libération de l'objet par rapport à l'aura » : plus besoin, en un mot, que l'objet soit « digne » d'être photographié. Dans la ville, il s'intéresse aux boutiques, aux gens de rien, et se moque bien du Panthéon ou de la place de la Concorde. « La ville, sur ces images, est inhabitée comme un appartement qui n'aurait pas encore trouvé de nouveau locataire. C'est dans des réalisations comme celles-là que la photo surréaliste prépare le mouvement salutaire qui rendra l'homme et son environnement étrangers l'un à l'autre. Elle ouvre la voie au regard politiquement éduqué, qui renonce à toute intimité au profit de l'éclairement des détails. »
Eugène Atget, Rue de l'Hôtel de Ville
7) Le prophète de l'ère Warhol
Benjamin est très dur lorsqu'il aborde la question de la photographie artistique. « La création, en photographie, est ce par quoi elle se trouve livrée à la mode. » Selon lui, ce sont moins les critères esthétiques internes à l'oeuvre photographique qui permettent d'établir sa valeur, qu'un certain rapport de l'image avec ce qui lui demeure étranger, cette « réalité » vis-à-vis de laquelle elle n'est jamais pleinement autonome. Les possibilités expressives d'une photo reposent donc moins sur ses caractéristiques formelles propres que sur l'adhésion ou la rupture qu'elle accomplit dans le système total de diffusion et de réception des images. Trente ans avant Campbell Soup Cans d'Andy Warhol, le texte revêt des accents prophétiques : « Le monde est beau », telle est exactement sa devise (celle de la photo « artistique »). En elle se démasque l'attitude d'une photographie qui peut donner à n'importe quelle boîte de conserve sa place dans l'univers, mais n'est pas capable de saisir une seule des relations humaines dans lesquelles elle intervient, et qui par là, jusque dans ses sujets les plus éthérés, prépare davantage leur commercialisation que leur connaissance. »
8) Conclusions prématurées
Une telle opinion est bien-sûr à replacer dans le contexte des années 1930, où non-seulement les possibilités techniques limitées de la photographie avaient tendance à la cantonner dans une fonction illustrative et référentielle, mais où les coûts de production par ailleurs relativement élevés des images l'inscrivaient plus directement dans la logique industrielle. La démocratisation de la photographie allait bientôt (partiellement) libérer la création d'images du champ de la production industrielle, et le perfectionnement des techniques (notamment l'apparition du numérique) décupler les possibilités formelles du médium.
9) Joconde et selfie-stick
« La reproduction photographique des œuvres d'art a pour la fonction de l'art des répercussions beaucoup plus importantes que l'aspect plus ou moins artistique d'une photographie. (…) » Si vous vous étonnez encore de voir les touristes photographier nerveusement chacune des toiles dans un musée au lieu de prendre la peine de les apprécier calmement, il est temps de lire Walter Benjamin, et en particulier son texte clef : L'Oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique.
A « l'ère de sa reproductibilité technique », la Joconde du Louvre est devenue une image d'images, un original dont on accourt seulement vérifier la ressemblance avec les innombrables reproductions déjà connues. La seule chose que cette Joconde-là possède en plus, c'est son « aura » (non-seulement elle est l'original de toutes ses copies, mais elle s'est trouvée jadis entre les mains du grand Léonard). L'aura de l'oeuvre est un lointain souvenir de sa dimension liturgique ou religieuse, lorsqu'elle était censée matérialiser la présence d'une divinité. Mais si cette aura a les attributs d'un Dieu, partout présent et visible nulle-part, n'est-il pas impossible de l'appréhender « à l'oeil nu » ? La machine, quant à elle, capture autre-chose qu'une simple image : elle immortalise notre « présence-à-l'oeuvre ». L'homo touristicus ne capture pas la Joconde en 60 exemplaires parce qu'il a peur de l'oublier***, mais parce qu'il ne sait plus se rendre présent à l'oeuvre qu'en la photographiant. C'est ce que démontre le succès faramineux du « selfie stick » dans les métropoles touristiques. D'où le paradoxe suivant : regarder l'oeuvre à travers un objectif est notre moyen le plus sûr de ne plus avoir affaire à un « cliché » ou une copie pour saisir, ne serait-ce que l'instant d'un flash interdit, ce dont l'image authentique constitue la présence réelle : le chef-d'oeuvre original.
« Mona Lisa selfie », https://www.pinterest.com/grocek/mona-lisa/"
10) Un conservateur marxiste
Cette première tentative pour dresser l'histoire d'un médium alors âgé d'un siècle peut paraître réductrice ou incomplète pour un lecteur du XXIè siècle. Pourtant, c'est grâce à ses partis-pris les plus contestables et tranchants qu'elle continue à nous parler. A l'éloge pour le moins conservateur des « pères fondateurs » comme Hill ou Atget s'articule la dénonciation marxisante d'un glissement de la photographie dans les logiques de propagande politique ou commerciale. On l'a vu, dans le système médiatique capitaliste, la « valeur » d'une photographie est inévitablement confondue avec sa capacité d'illustrer, de manière souvent retorse ou inconsciente, l'idéologie fédératrice justifiant à son tour un tirage en masse des feuilles partisanes. A l'époque où les images commençaient à devenir un outil de prédilection pour la propagande totalitaire, Benjamin aura été un des premiers à mettre en garde contre « les injonctions que recèle l'authenticité de la photographie ».
* « Un daguerréotype, en 1829, coûtait en moyenne 25 francs-or. Il n'était pas rare qu'on les conservât dans des écrins comme des bijoux ».
** Dans certains courants des grands monothéismes, interdiction de produire des images de Dieu.
*** A l'ère de sa reproductibilité technique, l'art universel n'a plus besoin du corrélat d'une mémoire d'homme. Après l'imprimerie, premier acte de la dépersonnalisation de la mémoire, la photographie fait passer les images, et plus généralement toute émotion esthétique dans le domaine de la « culture », mémoire universelle désubjectivée.