© Lin Zi Qi
Récits, Formes du Récit
Expositions Internationales
Commissaire général par François Cheval (directeur du musée nicéphore niépce)
1. L’image se confond avec le monde, elle se moque du bien et du mal, de la bonne et de la mauvaise photographie. a la fin, de toute cette production pléthorique, il ne reste que la pertinence des histoires et leur persistance dans notre mémoire. les récits photographiques sont là. Fabriques de l’amateur et du professionnel, ils collent à la vie ; ordinaires, les commentaires se présentent convenus, mais parfois, pour le meilleur, ils ont valeur d’annales et de chroniques rares. et quand, bien souvent, certaines images ne signifient rien pour nous, elles ne cessent de signaler. Rien n’est à jeter dans ce qui après tout parle de nous. le récit photographique impose son universalité et peu importe qu’il soit fréquemment insignifiant, il va au-delà d’un simple radotage d’événements.
Il n’y a pas de faits marquants et encore moins d’instants décisifs sur une photographie. l’image photographique communie avec le monde, elle n’a que faire du vrai et du faux, de la vérité et du mensonge. L’opérateur sentencieux croyant chercher la précision ou l’exactitude ne connaîtra jamais l’homme. a vouloir dévoiler les lois de fonctionnement des choses et des sociétés, à prétendre peindre les milieux qui ordonnent l’individu et la société, il élabore, au mieux, des suites d’études et de classements, des propositions rationnelles qui relèvent plus de la botanique que du vraisemblable. Le récit photographique doit, un peu, à l’observation mais n’aide en rien à la compréhension des événements. De la naissance à la mort, la photographie ne fait que rappeler le perpétuel recommencement des choses. chaque individu, en récidive, répète pour son compte, l’expérience biographique. les images de ses devanciers et de ses contemporains ne constituent pas un acquis dont il pourrait faire usage.
La méthode descriptive, et l’ennui qu’elle génère, ignore ce qu’une proximité un peu attentive avec nous-mêmes nous apprend : un récit photographique, quel qu’il soit, est le produit d’une autre réalité. La seule vérité de la photographie, de toute la photographie, demeure dans sa capacité à bouleverser nos habitudes ; car elle nous rend plus beaux, à jamais éternels, démiurges et voyants…
Mais veut-on vraiment comprendre les images ? Dans leur défilement, les éléments se succèdent sans que l’on puisse déterminer une pensée primordiale. L’image photographique est sans illusion sur le monde, elle parodie la totalité et se divertit de la perte. Les idées sortent laminées des perpétuelles ruptures narratives que créent les séries.
La cohérence cartésienne est la grande absente des constructions photographiques. le sens ne se découvre pas au bout du récit, il le pénètre, le traverse et parfois se perd. l’argument n’est cependant pas illogique quand bien même l’action a disparu et les personnages paraissent indéterminés. Beauté des histoires là où le discours combine des formes multiples et contradictoires.
© You li
2. les photographes qui ont fait le choix de la pratique artistique s’accordent sur ce point, ne présenter que des récits méthodiquement construits, ce que l’on pourrait appeler la loi des séries. ils revendiquent la composition d’une structure accessible à l’analyse. Ils se trouvent à peu près dans la même situation que le saint placé devant l’impureté. l’image marchande les effraye et ils cherchent par tous les moyens à s’en dégager. l’œuvre photographique contemporaine s’affirme comme un principe salvateur d’organisation de la résistance et un refus de la corruption des images.
Le récit moderne mis en place par la photographie est avant tout une position par rapport au détail. les photographes sans souci d’efficacité conviennent que, dans une image juste, contrairement à l’idée reçue, on peut avoir des objets inutiles, sans fonction précise. L'écriture photographique peut s’entrevoir comme une posture face au bruit et non comme une simple question fonctionnelle. Ces images qui se suivent sans lien évident mettent sous tension des histoires sans paroles. Le récit photographique, ne sachant rendre compte des continuités, brise les combinaisons et rompt les liens de subordination. ce qui le distingue de toutes les autres formes narratives est à rechercher dans son aptitude à la mise en scène des disparitions.
Les photographes qui ont résolument pris l’option du dévoilement progressif font de l’allusion la marque distinctive du récit réussi. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas de formes tragiques en photographie, il n’y a que la mise en forme de drames, des commentaires sur la fatalité et la vacuité du monde. Nous ne sommes jamais contraints de regarder. en revanche, nous sommes happés et nous nous mélangeons aux images. nul conflit mais une cohabitation entre ce que nous subissons, - ces images qui sont des réminiscences -, et notre abandon, ce en quoi nous nous reconnaissons.
Les photographes nous ont libérés, bien malgré eux, des contingences séculaires de la narration et nous autorisent à nous emparer du réel, à nous en soustraire dans la fixité et le silence. L’auteur, un parmi nous, ni meilleur ni pire, tend à disparaître comme le maître définitif de la narration. Il se retire non sans regret adoptant la défroque de monteur, de story-boarder, de chef opérateur et de photographe de plateau. Mais, bien qu’il réitère, le cœur sur la main, ses intentions d’humilité et son retrait, il ne souhaite pas se voir déposséder de son dispositif astucieux, manœuvrant avec habileté les passages et les interstices. au bout du compte, il reste son propre héros, le personnage capital d’une saga qu’il adresse à lui-même.
Dédicace à un auteur contraint de se renier, le récit du photographe ne parle bien souvent que de lui.
3. Tous les récits sont hantés par des personnages sans nom, dans des paysages inconnus. Dans le domaine des Beaux-arts, les héros et les dieux ont failli. Ce que la photographie à ses débuts réservait à certains est devenu chose commune et pratique partagée. Le récit photographique est l’enfant de la dissémination, une conséquence de la multiplication. L’homme photographiant et photographié n’a rien d’un héros moderne. Simple protagoniste d’une histoire de vie, il erre dans ses images de manière plus ou moins inédite. Il s’exprime avec un langage nouveau dont il ne perçoit pas toute la complexité et se raconte sans vergogne. Je, moi et les autres forment le générique subjectif d’aventures qui n’en sont pas et qui n’ont d’autre prétention que la relation de faits simples, voire quotidiens. Monstrueuse contradiction, l’anonymat narcissique est la règle, alors que ces images se voudraient la preuve d’une identité forte. la modernité du récit a pour conséquence l’illusion, la platitude et la ressemblance.
A la fin, il ne reste que l’absence. en parlant de lui, le narrateur parle de ses chers disparus. le récit photographique est par essence un propos sur ceux qui manquent tant, sur ceux que l’on ne peut évoquer. L’erreur consiste à croire que le « je » est toujours au centre de l’exercice. La photographie aime les fantômes. Les morts s’invitent chez les vivants. il faut alors entrevoir le récit photographique comme une quête de reconstitution de généalogies, avec ses zones d’ombres et ses plaies dressant la cartographie mélancolique de territoires psychiques.
Qui est-il ce personnage sans nom ? De quoi se nourrissent toutes les biographies qui s’entrecroisent ? On peut y rencontrer quelques gens renommés, mais ces vies privées racontent avant tout la destinée d’hommes sans qualités qui voudraient bien… que leur vie ne soit pas un cliché, peut-être même pourrait-elle devenir un mythe ! cela relève plus du stéréotype que de la réalité mais n’altère en rien la croyance à l’illusion, à la perméabilité d’événements sans gravité. Le père de famille, l’employé de bureau, le puceau de bonne famille se fondent sans difficulté dans le fait divers du magazine.
Leurs commentaires redoublent la légende. Ils dévorent les informations, ou plutôt les avalent, les ingurgitent, gloutons, friands de petites émotions. moments de pure fiction, les vies qu’on nous propose, raccourcies, arrangées deviennent des fables familières et iconiques.
Tous les récits se débarrassent de leur enveloppe auratique. Ils perdent, sans regret, leur prestige d’objet culturel. parce que George Eastman a offert l’objet d’une nouvelle pratique photographique dégagée de toute contingence, la vie, cette intrigue fascinante, sort des schémas classiques de la narration. amateurs et professionnels ont bouleversé l’écriture de l’image en mettant à mal les représentations traditionnelles, en désacralisant le verbe au profit de reproductions visuelles brutes. Bien que vivant des expérien- ces à l’apparence opposée, ils partagent la culture du montage, s’adressent à nous à coup de « phrases » courtes, s’amusent de la répartition des signes sur l’image, sur la page, sur la double page, considérés comme des unités visuelles autonomes.
La photographie a soulagé notre imaginaire pour devenir le support de nouvelles mises en scène. Là, sans intention artistique, se joue une distribution inédite d’objets plus ou moins importants dont l’argument réside dans le partage des émotions dans l’espace commun de l’image. Un petit objet sans importance a tout emporté. 1963, L’instamatic, appareil d’une merveilleuse simplicité, va faire accéder la photographie au statut d’objet démocratique et de marchandise de masse. L’album de famille et la boîte à chaussures vont s’encombrer de clichés de toute sorte dont jamais la qualité ne sera la fin.
La facture de la photographie amateur casse les codes du bon goût photographique. Haro sur le noir et blanc, sur le format 30/40. Peu importe que cela soit flou, sans contraste, que le cadrage soit « mauvais », que les compositions soient hasardeuses, tout cela sent bon le bonheur. L’album familial est parsemé de sentiments forts et vrais, sans importance mais non sans dignité. Illusion et conformisme du bonheur familial.
Des lieux de rien du tout forment l’horizon indépassable de cette forme visuelle. Retour au « point de Vue du Gras » de nicéphore niépce, on regarde médusé par la fenêtre le spectacle du monde. L’extérieur est à la fois la vitrine qui expose ses turpitudes, sa banalité et ses merveilles. ce qui nous environne, nous le photographions. Or, plus rien ne ressort du grandiose et du sublime. Le paysage pictural s’y retire, défait. ce que nous dominons, nous le marquons. plutôt dire maculons ; retour du noir et blanc sur l’image.
Il y eut un temps où la photographie prenait la mesure de l’espace, entre respect et domination du sujet pour ce qui l’entoure. Elle rend compte aujourd’hui de la rupture du lien entre l’homme et la nature, un monde sans gloire. Dernières illusions des merveilleux espaces.
Objets sans grande importance, choses dénuées d’intérêt les images colportent notre nouvelle identité. le temps de la marchandise sacralise l’objet industriel avec lequel nous établissons un contact ambigu. Submergés que nous sommes, nous restons toutefois fascinés par son esthétique qui dénote la valeur démesurée que nous lui accordons. Alors que l’œuvre d’art se déprécie, l’objet se retrouve au centre de la série photographique, fétiche ou nouveau veau d’or.
Tous les récits doivent payer leur dette aux formes mineures que sont les cartes postales, les romans photo, les feuilletons, le romans de gare et les journaux de voyage. ils usurpent et adaptent des formes populaires à peine réévaluées. Le quotidien d’images les nourrit, mieux même, les transfuse dans un gigantesque télescopage, dans la confusion d’affiches, de revues et de magazines. Me monde moderne entoure l’individu de productions d’images de masse et abolit le caractère noble de notre relation à l’art. Le destin commun de chacun d’entre nous a pris toute sa mesure dans les publications des années 30. Vu, détective, Voilà, life, picture post ont libéré l’image de l’empire des mots. Les clichés resteraient figés dans les mots, dans ces pavés de plomb sans la rotogravure et les directeurs artistiques. Le récit est devenu mise en scène et spectacle dans un dialogue entre le visuel et le texte changé en image. Des bulles se collent aux lèvres ou livrent les pensées retenues. Le mot écrit s’accouple à la représentation. Le collage, la superposition, la juxtaposition, la surimpression annoncent la fin de l’imitation. Les indices de la vie se métamorphosent en signes.
© Li Yuning
4. Les mots, le verbe, les textes se soumettent à ce nouvel ordre. ils ont l’apparence de fragments typographiques qui se balancent ou se promènent dans la distribution générale des images. Il n’y a plus de lignes, plus de paragraphes, plus de pages. les photographies dialoguent avec des signes disparates et du sens qui s’articulent comme un tout réalisant l’amalgame. La puissance de la photographie est là. Elle a méprisé les Beaux-arts et s’est imposée orgueilleuse face aux mots. la littérature n’a pas résisté. Désormais, le mot cherche sa place et s’intercale dans le récit. Le minimum devient la règle, juste ce qu’il faut à la compréhension de l’intrigue. le mot se glisse sans gloire dans ces aventures et évite les précipices, mais l’image ne peut s’en passer et doit cohabiter avec.
Le récit photographique ne se soumet pas à l’ordre. au contraire, il est l’aboutissement du désordre de l’existence que l’on perçoit, de manière erronée, pénétrée de ses failles, de ses ruptures et fortifiée de quelques complicités. En fait, la structure du récit photographique est assujettie aux rythmes biologiques et sociaux de l’individu et son langage change de régime en s’éloignant du réalisme. l’intime, ce qui se cache au plus profond d’entre nous, échappe à l’exactitude maniaque de la description. et, il ne peut se découvrir que par rapprochements successifs et fortuits. La fusion de la mécanique, de l’optique et de la chimie captent et traquent l’indice mais ne donnent à voir que par allusions.
La narration est toujours la conséquence de l’immédiat. Le récit photographique ne se soumet pas à l’ordre du temps. Alors, tout bascule selon le principe que le temps doit être interrompu. Le visuel entremêle allégrement le futur, l’imparfait et le présent qui se succèdent sans relation, a priori, logique. L’immédiat dissone car pur mensonge. Il n’est que la réécriture rétrospective des événements sans hiérarchie, égaux dans la forme. dans la mesure où il accole des épisodes, des souvenirs, des pensées, des concepts, l’ordre du temps ne peut être préétabli. La temporalité du récit obéit à une disposition mystérieuse saccadée, fragmentée et aléatoire qui appartient en propre à l’auteur du récit. Bien que le temps physique n’ait plus de secret, la perception historique des événements nous importe peu. Le seul temps du récit se construit de réminiscences, de souvenirs qui surnagent. Sans illusion sur la marche du temps, nos images s’entrechoquent comme si nous regardions en simultané plusieurs écrans ou un panorama. ce spectacle ne s’appréhende qu’organisé en séquences formant une rétrospective instable, - fixation d’impressions -, qui se renouvelle sans cesse.
5. Au final, le statut des photographies bouleverse et rénove le discours en débarrassant les histoires de vie de leur caractère univoque. Il réexamine, avec plus ou moins de conscience, la réalité par un jeu successif d’éliminations des descriptions et par des occurrences « illogiques ». Tout cela produit des discours énigmatiques et décousus mais riches de ses omissions et de ses ignorances. Le dispositif narratif original de la photographie fait passer le rapport individuel de l’expérience du monde à celui réexaminé et partagé de la pratique commune du medium : une relation invérifiable mais rendue cohérente à travers une instrumentation courante portée par une intention forte.
Scènes finales. Ces scénarios ne savent pas finir. ils dépendent par trop de la lutte du hasard et de la nécessité, de la séparation du temps et de l’espace empêchant toute identification avec le réel. En revanche, ils subissent l’examen attentif du regardeur promu enquêteur et témoin d’une scène de crime, le protagoniste d’une situation originale et pourtant déjà vécue dont la signification ne relève pas de la raison. Son regard virevolte et furète selon un parcours qui n’est plus imposé par l’enchaînement des images. Chaque récit nous offre la clé ultime de l’entendement : l’impossibilité d’être clairvoyant au milieu de tous ces indices éparpillés et confus.
© Wang Zhaowu
Commissaires
Directeur : Duan Yuting
Consultant expositions : Li Xianting
Commissaire Général : François Cheval
Commissaires :
Han Lei
Yan Ming
Jiang Zhi
Liu Zheng
Zhuang Hui
Diane Smyth
Jean-Michel Sanchez
Photographes
Mac Adams
Jean le Gac
Joan Fontcuberta
Raphaël Dallaporta
Mathieu Bernard-Reymond
Jean Louis Garnell
Jean-luc Moulène
Noel Jabbour
Gérard Collin-Thiébaut
Elina Brotherus
JH Engström
André Mérian
Sammy Baloji
Servet Kociygit
François Burgun