© Roger Ballen
Pour le numéro 54 du magazine Private, 14 photographes ont choisi comme thème la représentation des paysages intérieurs de l'être humain. Le titre, Lost (*perdu), sonne comme une chanson mélancolique dont les sentiments désordonnés pourraient être le thème.
C'est par une écriture photographique d'abord conceptuelle que s'ouvrent les pages du trimestriel. Avec la série Birds, Roger Ballen transporte son art dans une vielle maison de Johannesburg. Dans la présentation de sa série, le photographe américain juge que son travail est à placer entre l'Art Brut et le surréalisme : avec ses clichés en noir et blanc, il semble chercher à approcher la psychologie de son public. La présence des mains sales en opposition avec la blancheur des oiseaux, déroute le regard. Les dessins d'enfants surprennent, et laissent un goût amer . On retrouverait presque ces sensations à travers la série Scenes from abandoned Houses de Hans Jacob Haarseth. Ce graphiste norvégien cherche à retracer les histoires d'objets perdus au sein de maisons abandonnées. Ses photographies mettent en scène l'évolution de fantômes dans des pièces vides, et la luminosité est si bien travaillée sur les formes humaines qu'elle en devient dérangeante. L'atmosphère spectrale et commémorative découle de chacune de ses images. La photographe Dorothy Shoes, française qu'Actuphoto avait nommé gagnante de son concours Parole Photographique en 2010 (http://actuphoto.com/16800-interview-dorothy-shoes-avec-sa-serie-et-demain-portraits-d-avenir-dorothy-shoes-est-la-grande-gagnante-du-concours-organise-par-actuphoto-ses-photographies-devoilent-le-milieu-carceral-av.html)) et dont l'inspiration est avant-tout théâtrale, place aussi sa série Monologues and Dystopias dans une ambiance angoissante. A partir d'objets simples, elle place les protagonistes de ses photos dans des situations difficiles. En schématisant des labyrinthes où les touches de couleurs sont à peine perceptibles, elle « fabrique des histoires vraies ».
© Hans Jacob Haareth
Dans ce numéro 54, certains photographes ont fait le choix d'une démarche anthropologique. C'est le cas d'Adam Panczuk, photographe polonais, qui cherche à représenter par sa série Karczeby la force et la volonté dans les traits des « Karczebs » (cultivateur inséparables de leur terre, dans le dialecte polonais-biélorusse). On retrouve cette idée de la combattivité dans la série The Samburu du canadien Lyle Owerko. Tout comme ceux d'Adam Panczuk, les clichés monochromes tirent leur force des détails et des thèmes qu'ils abordent (ici, celui d'un peuple nomade kenyan). Ce sont des portraits sincères et réels. L'australien Stephen Dupont suit la même idée avec Sing-Sing : ses clichés ont été pris durant le festival annuel du Mont Hagen, en Papouasie Nouvelle-Guinée. Les images sont brutes et sans aucune mises en scène visibles ; elles montrent les membres d'une tribu en costumes traditionnels. Cet aspect traditionnel se heurte au travail de l'irlandais Ross McDonnel. Le titre de la série (Turkana, Cultures of change) éclaire quant au but de ses clichés colorés ; McDonnel montre simplement l'impact du changement climatique et du monde de consommation sur la culture indigène au Nord du Kenya. Des thèmes tels que l'immigration, la sécheresse, les conflits inter-tribaux sont développés dans ses images. Coup de cœur de la rédaction Actuphoto, cette série choque par sa dénonciation vis à vis de nos sociétés de consommation. C'est par la désolation et la simplicité de ses clichés que Mc Donnel nous interpelle. Le travail de Carolyn Drake, photographe américaine basée à Istanbul dont le sentiment d'abandon est un des thèmes sous-jacents, est un écho à celui de Mc Donnel. La série Wild Pigeon retrace le quotidien du peuple Ugyhurs situé dans la province du Xinjiang (à l'ouest de la Chine). Les clichés poétiques aux couleurs délavées alarment sur la disparation de leur riche culture The Kingdom of Dust, du californien Matt Black clôt le thème anthropologique du magazine. Là encore, le sentiment d'abandon est en toile de fond de ses images noires et blanches. La fameuse Central Valley californienne y apparaît désolée, et pauvre en richesses humaines.
© Ross McDonnel
Le rêve est un thème prédominant dans ce numéro et vient clore la chanson des paysages intérieurs développée dans la revue. Dans Traces of existence, série présentée par l'américaine Angela Bacon-Kidwell, la photographie matérialise les conflits intérieurs lors de croisements d'émotions, et ses clichés semblent dévoiler des secrets troublants, tout comme ceux de l'artiste Lori Vrba avec la série Piano Farm. Le travail de Vrba est toutefois beaucoup plus doux que celui de Kidwell : la monochromie lumineuse confère à ses images un rythme lent et serein où le thème de l'enfance trouve toute sa place. La photographe Mi Zhou prend une voie différente avec sa série The Earth. Le rêve est présent, mais c'est un rêve minéral, où le gris remplace le blanc dans un climat de western. Ses photographies reviennent à l'essentiel et prônent le retour aux sources. Avec la série Dreams, l'hongroise Sarolta Ban conclue grâce à la manipulation digitale. Tout devient possible, y compris l'improbable. L'homme invisible au milieu du désert, la télé balançoire, les échelles en équilibres. Cet univers coloré totalement loufoque n'en reste pas moins intime et profond, comme un appel à l'imagination.
Dans ce numéro, Private offre de nombreuses échappées belles à ses lecteurs. Les thèmes photographiques touchent, surprennent et envoûtent. Peut-être sommes-nous parfois un peu perdu dans les lignes de cette écriture photographique singulière. Mais Lost reste un thème dans lequel le magazine s'est finalement bien trouvé.
Lise Ménalque, le 7 novembre 2011
© Lyle Owerko
Vignette: © Roger Ballen