Par Quentin Bajac
Chef du Cabinet de la Photographie du Musée National d'Art Moderne, Centre Pompidou
Pendant quelques mois à Londres au cours de l’année 1972, Harry Gruyaert entreprend de photographier en couleur l’écran de son poste de télévision déréglé. Geste en apparence mineur, et pourtant riche en significations, qui s’inscrit d’emblée dans une double filiation : celle, artistique et ludique, du Pop Art américain de la décennie précédente, de Nam June Paik à Andy Warhol et de leur fascination tant pour l’objet que pour l’image télévisuelle. Et celle, photographique, qui, à la même période, de Lee Friedlander à Robert Frank, érige la télévision en emblème de la société de consommation et d’une certaine aliénation du monde moderne.
Par l’introduction de couleurs stridentes comme par sa focalisation volontaire et exclusive sur l’écran, Harry Gruyaert en offrait cependant à l’époque une relecture très singulière. Devant son objectif, la télévision devenait une machine hallucinatoire, voire hypnotique, comme une nouvelle Gorgone venue méduser le spectateur moderne - une sensation que, par la projection et l’ajout du son, le nouveau dispositif mis au point au Passage du Désir à l’occasion du Mois de la Photo, vient aujourd’hui renforcer.
Mais par ce geste Harry Gruyaert semblait également esquisser une remise en cause du vocabulaire et des habitudes du photojournalisme. Sa saisie instantanée du flux continu des images sur l’écran en proposait une version décalée : celle d’un journalisme en chambre, quelque peu distancié, attestant, mi-fasciné mi-horrifié, de l’incapacité à ordonner le monde et ses représentations.
« Je vivais à Londres au début des années 70. Il y avait un poste de télévision détraqué dans l’appartement où j’habitais ; il donnait la possibilité, en bougeant l’antenne intérieure et en déréglant davantage les commandes, d’obtenir des couleurs fascinantes.
Il faut savoir que le magnétoscope n’existait pas, encore moins l’arrêt sur l’image, ni la possibilité de revenir en arrière. J’étais donc en direct avec l’actualité, ‘live’, l’appareil photo à la main en m’approchant parfois très près de l’écran pour cadrer différemment. Je me trouvais finalement dans une situation très proche de celle de la photographie de rue, où, pour moi, une bonne image est une question de hasard maîtrisé, une sorte de petit miracle. »
-------- Harry Gruyaert
L’installation
IMAGES : HARRY GRUYAERT
CREATION SONORE : LOUIS DANDREL
SCÉNOGRAPHIE : OLIVIER KOECHLIN
La série « TV Shots » rassemble des photographies d’écrans de télévision prises pendant la période des Jeux Olympiques de Munich, des images qui mêlent épreuves sportives, séries télévisées, informations, films, publicités, concours canins, etc. Une sorte de zapping photographique, un échantillonnage aléatoire de notre mémoire télévisuelle, un pot-pourri de flux électroniques figés dont les couleurs trafiquées grâce à la manipulation d’une antenne, constituent un véritable choc.
Cette matière de lumière, déformée, broyée, détournée par les manipulations électroniques, puis capturée dans un flux, figée par la chimie instantanée de la pellicule argentique, contient aussi du temps. Celui de la captation, issu d’une époque où l’acte de création était encore le plus souvent immédiat. Mettre aujourd’hui cette matière et ce temps en espace et en mouvement est un enjeu qui pose de nouvelles questions, par l’arrivée du pixel et du processus numérique.
Scénographie
L’installation au Passage du Désir, sera constituée de 4 écrans sur lesquels seront projetées environ 220 photographies extraites de la série « TV Shots » et d'un dispositif quadriphonique. Le spectateur sera immergé à l'intérieur d’une boîte cathodique où images et sons conjugués exerceront une “pression sensorielle” forte et où il sera possible de vivre une expérience physique autant qu’esthétique. Cette installation est basée sur l’idée d’une image à laquelle on ne peut échapper, démultipliée et projetée sur les quatre faces d’un espace intérieur clos. On quitte alors la frontalité hypnotique de la source télévisuelle pour entrer dans une chorégraphie de l’espace visuel et sonore.
Notre approche du dispositif s’est d’abord portée sur l’écriture rythmique, formalisée par le quadriptyque mais aussi perturbée par la trace du geste expérimental initial, traduit de façon sensible par un travail quasi instrumental sur la couleur numérique.
Création Sonore
La projection de « TV Shots » sur 4 écrans requiert une mise en son et en espace particulière. Le travail de Harry Gruyaert sur la couleur et les formes abstraites qu’elle génère sera transposé en timbres instrumentaux et électroacoustiques. C’est par leur matière, mais aussi par le mouvement des sons, leur vitesse et leur dynamique que va se construire l’espace sonore.
Les sujets d’actualité montrés dans « TV Shots » offrent un matériau sonore extrêmement riche. L'utilisation fortuite de citations synchrones collectées dans les archives télévisuelles donnera une présence vivante et violente aux images.
Biographies
Harry Gruyaert
Photographe belge vivant en France, membre de Magnum Photos, Harry Gruyaert analyse les problématiques de la couleur et sa construction de l’image. En 2000, il publie Made in Belgium (Delpire), suivi en 2003 du très remarqué Rivages (Textuel, réédité en 2008), série sur les bords de mer à travers le monde entier. Photopoche (Actes Sud) et TV Shots (Steidl) paraissent respectivement en 2006 et 2007. Les tirages de « TV Shots » ont été exposés en 1974 à la galerie Delpire et en 2007 chez Phillips de Pury & Co. à New York.
Louis Dandrel
Compositeur qui a toujours travaillé à la rencontre de la musique avec l’architecture, les beaux arts et le paysage, Louis Dandrel a souvent signé des oeuvres dédiées à des espaces publics : jardins sonores à Hong Kong, à Osaka, en France au Mont-Saint-Michel, à La Villette à Paris… Il est également l’auteur de nombreuses musiques, dont Le Chant des étoiles pour la nuit de l’an 2000 aux Champs-Élysées, le ballet Caligula à l’Opéra de Paris en 2005, repris en 2008, Trésors engloutis du Nil, une exposition présentée à Berlin et à Paris en 2007 ou Rivages, une exposition de photos de Harry Gruyaert à Paris en 2008.
Olivier Koechlin
Dans les années 80, il est musicien-chercheur à l’IRCAM puis au Groupe de Recherches Musicales de l’INA, où il conçoit également des outils d'analyse sur la télévision. Auteur multimédia, il conduit en 2002 le projet Maâllem Experience, alliant musique traditionnelle et dispositif interactif d’immersion audio-vidéographique (concerts à la Grande Halle de la Villette, installation au Centre Pompidou). Depuis 2002, il réalise chaque année les projections photographiques des Rencontres d’Arles. Il collabore en 2005 avec Martine Franck pour l'exposition Eurovisions (Centre Pompidou), en 2007 avec Harry Gruyaert pour L'image d'après à la Cinémathèque française, et avec Dominique Besson pour l’installation Paroles Trouvées (Bains numériques d'Enghien). http://perso.wanadoo.fr/olivier.koechlin/bio/
Organisateurs
Le Passage du Désir
Fondé en 2003, le Passage du Désir prend son nom du passage pavé à côté de son immeuble. Grande salle de 700 mètres carrés, c’est un espace vivant, brut, inachevé, où les exposants peuvent adapter les surfaces à loisir. Le Passage du Désir est un lieu de croisements culturels qui tend à sortir des univers cloîtrés des disciplines artistiques « classiques » et encourager le métissage des formes et des expressions. Cette liberté de programmation existe grâce à une gestion associative et à but non-lucratif de l’espace, assurée par l’Association du Passage du Désir.
Parmi les nombreux événements qui ont eu lieu au Passage du Désir depuis son inauguration, le public a pu découvrir notamment : Americaland, photos d’Alex S. MacLean ; Buzzworld, oeuvre du vidéaste et photographe hollandais Rineke Dijkstra (dans le cadre du Festival d’Automne à Paris) ; Archive – endangered waters, installation multimédia de l’artiste islandaise Ruri ; Joana Vasconcelos, artiste plasticienne portugaise ; Things As They Are, retrospective de World Press Photo (dans le cadre du Mois de la Photo à Paris), et en 2007, Retour sur les Lieux : la spoliation des Juifs à Paris.
Commissaire des expositions : Catherine Mathis, catherine.mathis@passagedudesir.com
www.passagedudesir.com
Magnum Photos
Magnum Photos est fondée en 1947 par Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, George Rodger et David Seymour, quatre photographes convaincus de la force du médium photographique pour témoigner des soubresauts du monde et provoquer une prise de conscience. En créant Magnum, ils se donnent les moyens d’une totale indépendance, corollaire indispensable de leur engagement. Choix des reportages, de leur durée, sélection des photographies, propriété des négatifs, maîtrise du copyright et contrôle de la diffusion : tous les attributs du statut d’auteur s’imposent. Séduits par cette énergie et partageant la même éthique, d’autres photographes les rejoignent, donnant naissance à l’un des collectifs de créateurs les plus originaux et prestigieux.
Magnum Photos rassemble aujourd’hui soixante photographes, toujours membres à parts égales de la coopérative, seuls maîtres de leur destin individuel et commun. Leurs regards se portent sur les épisodes marquants de notre époque, des conflits aux révolutions, de l’actualité aux sujets au long cours. Ils produisent ainsi autant d’icônes, largement diffusées dans la presse internationale, fragments de notre mémoire collective. En 2008 Magnum Photos a fêté ses 61 ans, et continue à organiser chaque année près de 200 expositions et événements partout dans le monde.
www.magnumphotos.com