Série « Lundi matin », Lundi matin © Estelle Lagarde – agence révélateur
L’univers visuel d’Estelle Lagarde est singulier à plus d’un tre. Les rencontres avec des lieux souvent désolés ou désertés agrègent une collec on de c ons photographiques, qui, ajoutées les unes aux autres, composent les chapitres de la comédie humaine. Plusieurs ques onnements émergent alors, esthé quement et sociologiquement. La c on sonde le réel.
C’est chacune à leur manière que les séries « Maison d’arrêt » et « Lundi ma n » interrogent, non sans un humour grinçant, la no on d’enfermement. Emprisonnement physique du milieu carcéral, emprisonnement psychique du travail et de sa précarité.
Dans des mises en scènes photographiques très précises, Estelle Lagarde joue avec le temps de pause long et semble révéler ainsi l’imprégna on de ces espaces à l’abandon sur ceux qui les ont occupés. Ou bien est-ce l’inverse : les personnages qui hantent ces lieux sont leurs prisonniers consentants et leurs dèles gardiens. Les fantômes garants de l’histoire de ces lieux.
En accueillant «hors les murs» l’exposi on d’Estelle Lagarde à Anis Gras-Le lieu de l’autre, la Galerie municipale Julio Gonzalez rend hommage à ceux qui ont travaillé dans ce e ancienne usine et met en lumière les rapports entre espace et mémoire.
Estelle Lagarde joue avec le temps et la lumière. Basée sur une durée de pause plus ou moins longue, la technique de l’ar ste génère des lumières irréelles, enveloppe les personnages d’un halo mystérieux et fragile. Toutes les photographies sont réalisées à la chambre argentique.
La rencontre avec un lieu est le facteur déclenchant et tangible d’une construc on visuelle, d’une plongée dans la c on, et dans un mouvement retour, d’une possible interroga on du réel. Son œil de photographe est aussi celui d’une architecte : sur le terrain, en découvrant des bâ ments en passe d’être détruits, réhabilités et des nés à une nouvelle voca on, naît l’idée d’une nouvelle mise en scène.
La première série présentée dans l’exposi on, « Lundi ma n », est d’abord la découverte d’un étonnant garage automobile abandonné. Le lieu d’une ac vité que l’on devine intense, laissé à l’abandon, et depuis régulièrement visité par des tagueurs et des gra eurs, dont le sol semble peu à peu se recouvrir d’éléments végétaux en phase de décomposi on.
C’est ce théâtre qu’Estelle Lagarde choisit pour évoquer à sa manière la crise économique qui perdure, la menace du chômage, le harcèlement, la dépression dans le monde de l’entreprise.
La narra on d’une semaine de travail lie les images entre elles. Chacune d’elles, de manière symbolique, mais également à échelle humaine, fait référence aux tourments auxquels est soumise notre société dans son ensemble, comme aux conséquences les plus quo diennes et banalement douloureuses.
Série « Maison d’arrêt », Quartier libre © Estelle Lagarde – agence révélateur
À chaque jour su t sa peine... Et à chaque image d’Estelle Lagarde des mots qui sonnent comme des rengaines : «occupa on», «solidarité», «résigna on», «séquestra on», «grève», «solitude», «licenciement»...
Estelle Lagarde nous propose une vision mais ne l’envisage pas comme un constat humain, social ou philosophique. Entre surréalisme et théâtralité, l’ar ste interroge l’espace, l’occupant, et la rela on qui les unit. Décors visibles sur les images d’Estelle Lagarde, les gravats et la décrépitude représentent le chaos et le délabrement de notre univers que nous ne savons ou ne voulons pas voir. Dans lequel nous déambulons même, sans nous en rendre compte. Elle se joue et joue du réel comme du rêve. Nous devenons nous-mêmes les spectres qui traversent ses images. La lumière qui pénètre les photographies d’Estelle Lagarde semble également traverser les personnages, nous indiquer tout à la fois leur passé, leur histoire et leur fragilité, leur évanescence. Une trace visuelle leur survit et oscille entre rêve et réalité.
La série «Maison d’arrêt» vient comme un écho plus radical à «Lundi ma n». En déplaçant ses mises en scènes d’un lieu de travail à un lieu d’emprisonnement, Estelle Lagarde aborde plus frontalement et directement la ques on de l’enfermement et celle de la mémoire des lieux.
Elle ne donne aucun indice sur le pourquoi et le comment de ces présences humaines dans ce e prison. Elle ne donne non plus aucune inclina on de jugement ou de morale. Qu’ont-ils fait ?
Les images qui composent ce e série sondent les couches de mémoire d’un lieu soumis à divers conven ons et protocoles. Les gures humaines - fantômes ou spectres - des prisonniers et du personnel péniten aire, rejouent pour nous ces rituels ainsi que les «clichés» que nous leurs associons parfois.
Tout au long de ce e pérégrina on carcérale, nous percevons plus que nous comprenons : la solitude, l’anonymisa on des individus, la violence, la promiscuité, la mécanique sans cesse renouvelée des journées, l’aliéna on.
Les images tour à tour ou simultanément énigma ques et symboliques nous renvoient à nos propres interroga ons et peut-être également à nos propres enfermements ou sen ments d’étou ement. Et plus généralement à la déshumanisa on de nos sociétés, que nous subissons plus ou moins volontairement. En même temps qu’elle interroge un lieu par culièrement terrible et redouté, ainsi que l’histoire de ceux qui y ont vécu, c’est aussi la condi on humaine en général qu’Estelle Lagarde ques onne dans ce e allégorie. Elle pointe dans un même élan une ques on de société actuelle et une ré exion philosophique.
A travers «Libertés condi onnelles», Estelle Lagarde interroge l’image, la représenta on photographique en même temps qu’elle se joue de la réalité mais aussi de la théâtralité.
Elle rend beau et troublant des sujets graves. Nous pouvons alors osciller entre deux réac ons, avoir deux échappatoires : l’angoisse ou l’éclat de rire. Souvent les deux mêlés l’un à l’autre.
« Libertés Conditionelles » d’Estelle Lagarde
Anis Gras Le lieu de l’autre, Arcueil
Du 11 avril au 5 mai 2017