entretien avec Raymond Depardon par Ant de Baecque et Renaud Dely Libération
Vendredi 03 Août 2012 15:13:22 par actuphoto dans Actualités
Photographier leur solitude»
Entretien avec Raymond Depardon autour d'une exposition et d'un livre sur ses images de personnalités politiques.
par Antoine de BAECQUE et Renaud DELY
QUOTIDIEN : vendredi 20 janvier 2006
«Depardon PPP», de Raymond Depardon, exposition à la MEP, 5-7, rue de Fourcy, Paris IVe.
Rens. : 01 44 78 75 00. Livre aux éditions du Seuil, 176 pp., 35 €.
PPP, pour «Photographies de personnalités politiques», soit quarante ans de reportages politiques en France et à l'étranger, rangés presque un peu trop, et non sans coquilles par ordre alphabétique. L'abécédaire à la Depardon décline quarante-deux hommes et femmes politiques, d'Allende à Wedeye pour les étrangers, de Martine Aubry à Villepin chez les Français, en un livre et une expo. Retour sur la photogénie particulière de l'animal politique.
Pourquoi «PPP» ?
J'ai voulu réhabiliter la politique. Les gens exagèrent avec les hommes politiques, c'est injuste de leur reprocher tous les maux de la terre. Lors d'une commande récente, sur «les quinquas», j'ai travaillé avec cette nouvelle génération, et j'ai aimé ça. Comme au début avec de Gaulle, ou sur la campagne présidentielle américaine de 1968. Cela m'a donné envie de reprendre et regrouper mes photos politiques. Car il y a une chose en commun entre le photographe que je suis et ces hommes et femmes politiques, c'est la solitude. Même dans la foule, nous sommes seuls, face à l'autre. Il faut saisir cet éphémère. J'ai suivi l'autre jour Delanoë dans les rues de Paris : une femme lui tombe dessus, elle va être virée de son logement, qu'est-ce qu'il peut faire, vite ? Il doit répondre immédiatement, réagir, s'en sortir. Moi, c'est pareil : saisir l'image au vol. Comme une technique qu'on partagerait.
Une photogénie particulière de l'homme politique ?
Ce ne sont ni des mannequins ni des vedettes : ils ne sont pas dans la pose, plutôt à l'aise dans le naturel, la réalité.
Il y a trois domaines comparables, photographiquement parlant : la politique, le sport, la guerre. Ce sont des genres photographiques qui m'intéressent. Ça bouge, et les expressions naturelles sont fortes. Il faut les capter vite, au bon moment. Montrer un homme politique c'est sortir, saisir le monde rural, la ville, la banlieue. Ça révèle plein de choses. Même si la télé a écrasé toute expression visuelle, la photo a toujours une place dans ces trois domaines, grâce à une faculté et une fascination : elle produit du mythe immédiat, elle seule arrête le mouvement. Car la photo, comme la presse écrite d'opinion, éditorialise : elle a un point de vue.
Vous avez vu les évolutions du monde politique...
De Gaulle était très Mao : une vareuse militaire, simple, sans médaille, une sorte d'ascèse. C'était photogénique. Il faisait attention à l'image, notamment à la photo : il dégageait l'espace autour de lui, savait se placer. Il incarnait cette solitude du grand homme dès son vivant. Et pouvait composer une scène. A Rouen, devant moi, il a embrassé deux fois une Jeanne d'Arc parce que la première prise était ratée. De plus, il avait des problèmes de cataracte et ses yeux ne supportaient pas les flashs, qu'il a fait interdire. Cela a complètement changé le rapport des photographes à la politique. Avant, ils criaient «Monsieur ! Monsieur !», le gars s'arrêtait et ils le figeaient au flash comme un papillon de nuit cloué sur une planche ! Avec de Gaulle, il a fallu travailler en ambiance, sans flash, avec le Leica, en le suivant au naturel. C'est l'entrée de la politique dans la photo moderne de reportage. J'adorais ça : je me rappelle une soirée à l'Opéra, de Gaulle, Sihanouk, Adenauer ; que de l'ambiance, un régal. Et mes photos de ce temps n'ont pas bougé.
Mais c'est quand même avec Giscard que vous vous régalez le plus...
Il avait un habillement très classe et calculé. Il faisait attention, suivant une esthétique favorable à la photo. Ça l'intéressait. Ce fut une période d'une liberté incroyable. Tout à coup, on sortait du gaullisme, qui nous maintenait quand même à distance, et on se retrouvait, parfois seul, à 1,50 mètre d'un homme politique qui, lui non plus, n'aimait pas trop s'entourer. Il y a eu chez lui la volonté d'une image à l'américaine, très proche. Il nous laissait monter sur l'estrade à ses côtés, et là il plongeait dans la foule. C'était grisant, les barrières ont sauté.
Avec Mitterrand, ça s'est fermé ?
Il faisait des efforts, mais il n'aimait pas ça, ni l'image ni le son. C'est l'homme politique le plus traditionnel, celui des mots, de l'écriture. Il était crispé.
Depuis ?
Chirac s'en fout. Il a sa photo officielle, un point c'est tout. C'est la télé qui l'obsède. C'est donc à la fois l'homme politique que je connais le mieux et que je photographie le moins bien. Jospin était très rigide, il se méfiait beaucoup, mais on avait un bon contact, il était naturel avec moi, grâce à Sylviane sa compagne. Mais je reste en colère contre lui car il n'a pas fait confiance aux gens d'images. Il ne lisait pas assez les journaux, ne regardait pas les photos, ne discutait pas : on lui aurait dit, sinon, pour 2002, qu'il fallait faire attention. On bouge, on voit les choses qui se passent, celles qui vont arriver... Il fallait nous demander d'aller «faire la France» en photos, puis nous écouter. On est des grenadiers voltigeurs, on donne la température du front.
Les nouveaux ?
Il y a les deux timides, Villepin et Ségolène, qui ne demandent qu'à apprendre, mais ce n'est pas encore ça. Ils ne sont pas assez sÛrs d'eux. Le premier est trop habillé et raide, la seconde vraiment timide. Mais ils font attention, demandent conseil, et Ségolène me semble avoir une proximité naturelle avec les gens. Elle va entrer dans l'arène. Sarkozy est celui qui a le plus de routine. Il est un peu dur, crispé, mais Cécilia est très importante de ce point de vue. Comme Anne Sinclair pour Strauss-Kahn. Elles donnent beaucoup de conseils, et quand ils sont à la tribune, elles se mettent dans la foule. C'est un point de vue qui ne trompe pas. Hollande est ingrat à photographier, mais il veut apprendre, il écoute. Au bout d'une heure avec lui, on y gagne, lui aussi. Au début, il voulait poser, en flash contre un fond de décor en cyclorama. Ce qu'il faut justement éviter. Alors je l'ai pris dans les rues de Tulle, et c'était mieux.
Pouvez-vous travailler aujourd'hui comme vous l'aimez ?
On le devrait, car la photo reste importante pour les gens. Tout le monde se méfie de la télé, tout le monde ne lit pas les mots, et il reste la photo, essentielle dans l'image des hommes politiques. Devant une photo, les gens peuvent mieux ressentir leur vérité. Mais désormais il y a trop d'obstacles entre le politique et le photographe ; tout un aréopage d'attachés de presse, de chargés de com, d'assistants divers. Or c'est la solitude qui est intéressante : il faudrait dégager les parasites. Je ne pourrais plus faire aujourd'hui un film comme celui sur Giscard en 1974.
Comment photographier Le Pen ?
Je suis dans le camp de l'ennemi, et je regarde comment c'est là-bas... Il est malin, grand sourire, bien habillé, avenant, il bouge bien. C'est une bête médiatique. Il pose, et quand il entend le déclic, tac, tac, il change d'axe. Mais si on ne déclenche pas, il est inquiet. C'est alors qu'il faudrait essayer de le surprendre. Donc je crois qu'il faut le montrer comme ça : voir la bête politique en lui dans la bête de scène. Ce n'est pas le mettre en valeur, mais plutôt dire son artifice. Car Le Pen existe : je photographie la France, et il est là, comme le phénomène médiatique d'une colère sourde. Et si je ne le photographie pas, ça ne le fera pas disparaître du paysage. Il faut photographier Le Pen.
Est-il important de continuer à photographier la politique ?
C'est un besoin d'images qui fait l'histoire. Et une forme de manifeste : l'apparence est importante, mais il faut s'en méfier. Savoir lire et décrypter les images.
Allez-vous photographier la prochaine campagne présidentielle ?
Je n'ai pas encore de projet précis, mais j'aimerais bien travailler sur le premier tour. Les six premiers mois, fin 2006, sont les plus intéressants. Il y a une sorte de liberté, de tension, de contradiction, dans la rencontre avec un pays. Les gens disent encore merde aux politiques. Après, les directeurs de com s'y mettent et c'est fini. Avant, c'est passionnant car ça oblige à aller dehors.