© Gilles Saussier, Sinea (La Colonne sans fin), 2011
Centre Photographique d'Ile de France Avenue de la République, 107 77340 Pontault-Combault France
Quel Travail ?! Manières de faire, manières de voir
La photographie s’invente et se développe tandis que se confirme le mouvement d’industrialisation au XIXe siècle. Art dit mécanique, la photographie accompagne les regards sur le travail teintés d’idéologies qui définissent la place de ce dernier dans la société. Ainsi, les photographes ont aussi bien dénoncé les organisations inhumaines du travail qu’ils ont glorifié le corps des individus dans l’effort pour le progrès. Comment le travail, alors qu’il change en profondeur, est-il perçu aujourd’hui en Occident ? Qu’en retiennent les artistes, comment conçoivent-ils leur propre travail artistique ? Qu’est-ce que produire, à quelles fins ?
L’exposition Quel travail ?! Manières de faire, manières de voir présentée au Centre Photographique d’Ile-de-France rassemble des œuvres d’artistes de plusieurs générations qui utilisent l’image photographique, vidéographique et l’installation.
Que les œuvres en jeu s’intéressent aux gestes, aux relations, aux sujets, aux contextes, cette exposition collective questionne les changements ou permanences, la place de l’individu dans le monde du travail et ses représentations dans l’art aujourd’hui.
Avec des œuvres de :
Caroline Bach, Laëtitia Badaut Haussmann, Jesus Alberto Benitez, Claire Chevrier, LaToya Ruby Frazier, Olivia Gay, Ilanit Illouz, Ali Kazma, Suzanne Lafont, Antoine Nessi, Julien Prévieux, Gilles Saussier, Allan Sekula, et Bruno Serralongue
© Bruno Serralongue, Local syndical de l'entreprise ArcelorMittal, Florange 10 décembre 2012
Gilles Saussier
Images issues de la série : Sinea, 2011 Sinea est une exploration des Carpates méridionales, la région natale du sculpteur roumain Constantin Brancusi (1876-1957) et de la vallée du Jiu qui relie Petrosani où La Colonne sans fin fut fabriquée à Tirgu Jiu, où elle fut érigée en 1938. En roumain Sine signifie soi et combine le sens d’un soceni ouvert et d’un soi caché.
En documentant, soixante-quinze ans après sa création, l’unité de production ayant permis la fabrication de La Colonne sans fin en fonte de 29,33 mètres de haut, et sa duplication en 2001, Gilles Saussier ne fait pas seulement retour sur sa qualité d’objet manufacturé et sur la médiation technique ayant abouti à fixer sa hauteur à moins de la moitié de celle souhaitée initialement par Brancusi. Il évoque également la concomittance de l’invention du stakhanovisme (1935) et de la fabrication de la Colonne sans fin (1937). Cette juxtaposition de l’idée d’une productivité infinie du travail et de l’œuvre de Brancusi, ouvre une nouvelle méditation sur l’Art et la Révolution, la culture des matériaux chère aux constructivistes et l’érosion de la culture paysanne et ouvrière.
Gilles Saussier propose depuis une dizaine d’année une démarche documentaire expérimentale dans laquelle les photographies ne figent pas les gestes et les récits de l’Histoire mais bousculent au contraire le travail de définition stable de la mémoire des images. Ses photographies ont en commun le rapport à la mémoire des sans-voix, l’Histoire racontée par les pouvoirs dont les médias, la relation du document au monument. Modifiant en permanence l’interprétation, le sens, et la destination de séries d’images, tirées ou non de son activité passée de photojournaliste (Studio Shakhari bazar, Le Tableau de chasse, Empire 565), la pratique de Gilles Saussier assume l’acte photographique comme un acte performatif entre relecture de la tradition documentaire, variables anthropologiques et héritage du minimalisme.
Bruno Serralongue
Images issues de la série : Florange, 2011
La série Florange, débutée en 2011 s’intéresse à un conflit social récent : les grèves des ouvriers de l’usine ArcelorMittal en Moselle. Craignant pour leur emploi suite aux rumeurs annonçant une possible fermeture du site sidérurgique, les ouvriers se sont mobilisés (et se mobilisent toujours, d’ailleurs) pour sauver leur activité. Bruno Serralongue s’atèle ainsi à montrer aussi bien le devant de la scène des événements, avec les manifestations monstres devant les usines ou la préfecture de Thionville que couvrent les photojournalistes, que l’envers du décor de cette région industrielle.
" Le tirage Ce qui va rester. Ce qui va disparaître semble empreint d’un certain fatalisme, comme s’il portait un message funeste dans son titre même. Il représente une vue de nuit de la ville, où l’on voit clairement que les maisons de Florange et l’usine ArcelorMittal se juxtaposent. Les paliers des habitations se situent à quelques encablures à peine du portail de l’usine. La vie privée et familiale côtoie intimement le lieu de travail. Ainsi, les expressions de «ville industrielle» ou de «emploi au cœur de la ville» que l’on peut trouver dans les colonnes des journaux reprend ici un sens fort et tout à fait concret" . François Salmeron
L’artiste subvertit à la fois les procédures de la photographie conceptuelle, révélant la complexité du réel plus qu’il n’en épuise les formes, ainsi qu’un certaine logique d’immatérialisation à l’œuvre dans l’art contemporain : ici c’est plutôt un mouvement inverse que Bruno Serralongue réalise, ramenant à l’ordre du visible ce qui ne serait sinon qu’effets d’annonce médiatique. Car le propos de l’artiste n’est pas juste formel ni même visuel malgré l’indéniable construction de ses images. Il porte bien, par la qualité de son regard, sur la nature historique même des événements qu’il couvre, dans la contingence d’événements qui ne valent pas juste par eux-mêmes, mais comme autant de « construction sans fins de conflits possibles par la résolution des précédents ».
En quoi c’est bien à Siegfried Kracauer qu’il emprunte et transforme le titre de ses écrits historiques inachevés : L’Histoire Des avant-dernières choses (Paris, Stock, 2006), tant il est vrai que ses images révèlent la forme de la complexité des choses, leur histoire : elles sont paradoxalement immatérielles en ce qu’elles renvoient à la fin sans cesse différée de l’histoire tout court.
© Olivia Gay, L’ourdisseuse, tirée de la série “Les dentellières de Calais”, 2010
Olivia Gay
Images issues des séries : Les ouvrières de l’Aigle, 2008 Les dentellières de Calais, 2009 - 2010
Olivia Gay se consacre à la représentation du corps féminin à l’œuvre dans l’univers quotidien, qu’elle aille à la rencontre de caissières de supermarchés ou de modèles dans l’atelier du peintre. Depuis 2007, elle photographie les ouvrières : dans une usine d’emballage pour l’industrie de luxe (Les ouvrières de l’Aigle, 2008), dans l’Atelier national d’Alençon (Les dentellières d’Alençon, 2008) et plus récemment dans les usines de dentelle mécanique à Calais et Caudry (Les dentellières de Calais, 2009-2010).
De l’ouvrage domestique peint par Vermeer dans La Dentellière à l’ouvrage collectif photographié par Olivia Gay, une révolution industrielle est passée par là, transformant en profondeur le rôle économique et social des femmes, et du même coup, leur représentation. Wheeleuses, ourdisseuses ou clippeuses sont autant de qualifications techniques aux significations devenues mystérieuses pour le profane, autant d’objets de fierté pour ces femmes du XXIe siècle qui redoutent l’extinction de leur savoir-faire. Elles témoignent de cette division du travail et emportent dans leur sillage une représentation de la femme au travail héritée de Lewis Hine, arpentant l’Amérique fordiste afin de documenter la condition ouvrière. Une représentation de la femme face à la machine débarrassée de toute réification sexuelle.
Mais les machines dans les photographies d’Olivia Gay semblent avoir cessé de vrombir pour laisser place au silence. La mise en lumière, reçue du maître de Delft, des postures, des gestes et des regards anime les corps au travail. Ces portraits mêlent grâce et absence, héroïsme et désarroi, comme s’ils combinaient les figures de Maestà et de Pietà, à la manière des Madones qui peuplent l’histoire occidentale de la représentation féminine. Le mystère de l’icône prend ici le pas sur une représentation sociologique. Une forme d’hommage.