© Gilbert Fastenaekens, Noces 0978b-14
Galerie Les filles du calvaire 17, rue des Filles-du-Calvaire 75003 Paris France
L'exposition « Paysage Document IV » à la Galerie les filles du Calvaire.
Le cycle Cosa mentale, Paysage(s) est une tentative de synthèse des démarches photographiques centrées sur les problématiques du paysage, des années 1970 à nos jours, à partir des artistes représentés dans les collections publiques françaises. Cette lecture a été divisée en quatre volets : les approches documentaires dans leurs dimensions objectives et typologiques (Paysage-Document), les pratiques documentaires liées à l’analyse critique de l’impact de nos activités sociopolitiques sur le paysage (Paysage-Critique), les démarches qui élargissent les principes documentaires par une réaffirmation de la part subjective de la création de l’image (Nouvelles subjectivités) et les créations fictionnelles liées à une vision artistique et culturelle du paysage, qu’elles aient une origine picturale, cinématographique ou littéraire (Le Nouveau Pittoresque).
Lemusée de La Roche-sur-Yon a accueilli de juin à décembre 2012 Paysage-Document, puis une double exposition sur Les nouvelles subjectivités et Le Nouveau Pittoresque. A l’automne 2012, l’Arsenal de Metz a présenté une exposition sur Paysage-Document et Paysage-Critique dans une version resserrée sur les démarches européennes.
De janvier à février 2013, l’Artothèque de Vitré a proposé une exposition-dossier sur quatre démarches documentaires exemplaires. Dans le même temps, le musée de Laval a repris l’exposition sur Les nouvelles subjectivités et Le Nouveau Pittoresque et l’a mise en regard de sa collection de paysages XIXesiècle. La Maison des Arts de la ville d’Evreux consacrera l’été 2013 à Paysage Critique autour des traces de guerre laissées dans le paysage.
Enfin, la Maison d’Art Bernard Anthonioz de Nogent-sur-Marne proposera une exposition-dossier sur Le Nouveau Pittoresque à l’automne. Un ouvrage sera publié prochainement grâce à l’apport des différents partenaires et le soutien de la Fondation nationale des arts graphiques et plastiques (FNAGP). Un catalogue visuel conséquent rendra compte de cette tentative de synthèse autour de ce phénomène artistique important. Cette publication sera accompagnée d’une introduction par Jean-Christophe Bailly et un texte de Christine Ollier mettra en perspective les différents courants qui les ont accompagnés.
© Paola de Pietri, Sans titre, Série To Face, 2008/2011
Ce programme a donné lieu à un ensemble d’expositions de 2012 à 20131. La galerie Les filles du calvaire en présente à son tour une occurrence en consacrant une quatrième exposition à Paysage-Document avec la mise en avant de cinq artistes qui ont contribué à développer la photographie documentaire et à renouveler la vision du paysage par la puissance esthétique de leurs écritures. Leurs travaux sont représentatifs de ce courant européen - de son évolution méthodologique et stylistique par la variété de leurs approches, qu’elles aient pris un tournant critique ou qu’elles se soient orientées vers un regard plus subjectif.
En résonnance, sera présentée cet été à la Maison des Arts Solange-Baudoux d’Evreux, une exposition sur le Paysage-Critique se concentrant sur les traces et les mémoires des conflits inscrites dans le paysage avec des travaux qui relèvent tant d’une approche objective que d’une position critique en regard de l’impact de nos actions politiques sur l’environnement.
Paysage-Document fonde le cycle Cosa Mentale, Paysage(s) car le renouvellement de la notion du paysage a été traversé par le courant documentaire, qui l’a dépouillée de toute vision préfabriquée qu’elle soit d’ordre pictural, littéraire ou historique. Les photographes issus de cette mouvance s’attachent à rendre compte du réel de manière objective. Leurs pratiques s’appuient sur des méthodologies radicales, souvent systématiques. Il s’agit moins de créer une image ou une vision que de tenter d’approcher une dimension objective du territoire.
L’émergence de ce courant est issue de plusieurs influences et d’un contexte européen particulier. L’apport des photographes américains de la New Topography tels que Lewis Baltz, Stephen Shore ou Robert Adams se retrouvent dans des approches européennes du début des années 1980 et, notamment à l’Ecole de Düsseldorf autour de Bernd & Hilla Becher. Ce courant allemand va donner lieu à une première vague de campagnes photographiques plutôt urbaines, fréquemment prises en noir et blanc et de manière relativement austère dans le choix même des sites photographiés, comme celles de Thomas Ruff et Thomas Struth illustrant une sorte de « paysage sans qualité ». Leur tendance à l’austérité, certes magnifiée par le style, ne tardera pas à évoluer vers la couleur et des sujets plus attractifs tandis que d’autres visions plus sensibles apparaissent dès la fin des années 1980 avec les prises de vues d’Axel Hütte et d’Andreas Gursky ou d’ElgerEsser.Tous ces artistes sont toujours actifs, cependant leur langage a fortement évolué en s’orientant vers une formulation plus « plasticienne », s’éloignant d’une démarche documentaire stricte, associant le réel à une conception visuelle que l’on pourrait relier à de nouvelles formes de subjectivités.
© Anne-Marie Filaire, Sans titre, Série Pas, 1994-1996
Dans le reste de l’Europe, c’est identiquement à partir des années 1980 que de nombreuses productions photographiques apparaissent. Elles ne sont pas liées à une école mais ont été principalement incitées par des commandes nationales, régionales ou portées par des initiatives locales, voire privées dans une volonté de documenter le paysage. Le point de référence de ces diverses occurrences est la Convention européenne du Paysage dont la première formulation de 19813 a fait émerger la notion « d’observatoire du paysage». A la fois infrastructure et point d’orgue d’échanges théoriques, artistiques et philosophiques, le descriptif méthodologique qui en a résulté est le manifeste d’une volonté européenne désirant étudier en profondeur ses territoires, leur pérennité et leurs bouleversements.4 Cette préoccupation, relayée par une stratégie européenne dans l’optique d’une observation socio-économique, a donné une ampleur considérable aux campagnes photographiques et induira nombre de commandes territoriales lancées à travers l’Europe dans les années 1990.5 Une des plus connues, la DATAR,6 est activée en France dès les années 1980. Dans la continuité, nombre d’organismes ont développé, dans les années 1990, des projets semblables tels que le Conservatoire national du Littoral7 et l’Observatoire photographique des paysages de la France, tous deux associés à une stratégie de sensibilisation pour la protection de l’environnement lancée à la fin des années 1990. On y retrouve des artistes issus de la DATAR ainsi qu’une nouvelle génération tout aussi marquante. Il est remarquable que ces commandes favorisent des démarches artistiques ouvertes plutôt qu’elles ne s’attachent à un cahier des charges restrictif. La plupart du temps et selon l’usage qui s’est établi, depuis les années 1980, l’artiste dispose d’une liberté interprétative artistique et économique.
Dans les années 2000, une grande partie des démarches documentaires répondent toujours à cette double méthodologie (document et création), et permettent à nombre de photographes de poursuivre leurs observations. Certains sont d’ailleurs devenus des artistes reconnus grâce à l’apport d’une esthétique alliée à une pensée renouvelée du paysage. Différents types d’infrastructures et d’initiatives en découlent, plus ou moins directement, comme par exemple les commandes françaises par les centres photographiques régionaux et les pôles images qui ainsi constituent petit à petit des fonds importants8. Des artistes significatifs sont illustrés dans ces fonds grâce à des ensembles photographiques issus de ces commandes. Nous avons choisis de montrer à titre d’exemple les travaux de Thibaut Cuisset, John Davies, Gilbert Fastenakens,Anne-Marie Filaire et Paola de Pietricar ils ont tous participé à des campagnes territoriales mais ont également largementdéveloppé une approche personnelle axée sur le paysage.
Gilbert Fastenaekens
De Gilbert Fastenaekens, remémorons-nous les clichés qu’il a réalisés dans le cadre de la DATAR dans la continuité de ses mythiques Nocturnes (1988-87). Pour l’ensemble Essai archéologique9, il a parcouru les ruines industrielles du Nord et les a transformées en monuments métaphysiques dans un style proche des sublimes américains tels qu’Ansel Adams. La vision de Gilbert Fastenaekens s’appuie, elle aussi, sur une esthétique purement photographique marquée par de longues prises de vues en nocturne dont sont issues des photographies d’un noir très dense. Ces images déifient des monstres industriels délaissés, scintillants d’un éclat de ruines sublimées par ces noirs profonds.
Dans la suite de ce travail, évoquons l’impressionnante encyclopédie visuelle sur la ville de Bruxelles que Gilbert Fastenaekens a produit en amoncelant pendant plus d’une dizaine d’années des milliers d’images. L’artiste en a livré une vision fragmentaire à travers de grands cahiers construits comme des répertoires musicaux grâce auxquels il dissocie et réagence les différents éléments constitutifs du paysage pour les faire jouer en installation telle une partition visuelle.
Dans les années 2000, un autre ensemble, toujours dans la continuité de son observatoire de Bruxelles, est réalisé en couleur et tiré pour partie dans un format monumental - à l’identique assumé de ses voisins germaniques, voire plus grandencore. Le rendu de ces façades ou murs aveugles acquiert pourtant une singularité visuelle dans la préemption du détail qui est sous tendue par une texture presque sensuelle de l’impression au jet de pigments purs sur papier dessin, très éloignée de l’aspect brillant et glacé des tirages allemands. Dominique Baqué qualifie ces images d’entre-deux,entre « documentaire et réappropriation esthétique » d’une ville pourtant stylistiquement peu aimable. Elle décrit : « les blocs lourds et massifs que ne viennent égayer aucun décor et pas la moindre anecdote narrative se transforment, se transfigurent en sculptures pour un regard quelque peu attentif. Dès lors le bâtiment devenu sculpture exalte la pureté de ses lignes géométriques, la sobriété de sa monochromie, la parfaite économie de sa structure.»
© Thibault Cuisset, Toyama préfecture, Honshu, 1997
Paola de Pietri
Paola de Pietri, est une photographe italienne qui s’est attachée à inventer des dispositifs analytiques du paysage à l’instar de ces confrères avec lesquels elle a beaucoup échangé dans le cadre des commandes territoriales de Linea Del Confine. Au début des années 1990, elle a d’abord réalisé, à bord d’une montgolfière, une première série photographique qui produisait un rendu cartographique du paysage. Puis, elle a poursuivi sa lecture conceptuelle avec un deuxième ensemble d’images, Via Emila constitué de petits fragments du réel auxquels elle a affecté une dimension spatiale et temporelle en y apposant des coordonnées géographiques fictives. Dans la série Dittici, réalisée en marge de différents travaux de commandes, la photographe insiste sur la mobilité de la figure humaine dans le paysage avec une évocation très distanciée de la streetphotography américaine qui a tant influencé la génération italienne précédente. La répartition en diptyques et triptyques des prises de vue de passants en déplacement dans le paysage urbain ou campagnard marque une distanciation analytique, l’artiste se focalisant moins sur le prisme de « l’instant T » que sur le parcours d’un territoire.
Thibaut Cuisset
La démarche de Thibaut Cuisset, comme celle de John Davies, tient aussi de l’arpentage et de l’observance minutieuse du paysage. Dans une approche synthétique, il recherche les détails qui, au sein d’une parcelle cadrée par la photographie, caractérisent un ensemble bien plus vaste. Ce faisant, il construit une véritable typologie du réel. Thibaut Cuisset, au-delà de ses campagnes de voyages qu’il déploie sur le pourtour méditerranéen, en Islande, en Afrique, ou au Japon à l’instar de l’extrait que nous présentons dans cette exposition, a participé à l’observatoire du paysage et au Conservatoire du Littoral et a répondu à bien d’autres commandes en France. Depuis le début des années 2000, il parcourt intensément son pays dans l’espoir d’achever une typologie vernaculaire du paysage dans sa diversité et dans les caractéristiques qui le fondent. Selon l’observance de Thibaut Cuisset, chaque territoire abordé est défini dans sa spécificité géographique et culturelle.Chaque citoyen peut territorialement s’y reconnaître. Mais ce que l’amateur d’art ou le critique retiennent de ses nombreux paysages parcourus, c’est cette épure visuelle que l’artiste nous livre.
Anne-Marie Filaire
Anne-Marie Filaire est aussi une émule de l’observatoire et de sa méthodologie de documentation du territoire dans la durée. A titre personnel, elle a conduit durablement - entre 1994 et 1996 - un observatoire en Auvergne, dont elle est originaire, pour élaborer une anthologie des variations paysagères, intitulée Les Pas. Le prisme du noir et blanc, si cher à Filaire, confère à ce travail une complète intemporalité tandis que le petit format semble être en correspondance avec la douceur et la modeste monotonie de ces paysages ancestraux. Laissons résonner ici la parole de l’artiste car elle parvient à définir à merveille la notion de l’observatoire et la manière dont elle l’appréhende : " L’idée de cet observatoire est la reconduction, la reprise de vue à l’identique d’un paysage, d’un même morceau d’espace, d’un même cadre, à des périodes régulières, chaque année, pour en suivre l’évolution ".