John Coplans (1920-2003) était un artiste et un photographe britannique qui a émigré aux États-Unis en 1960 et a beaucoup exposé en Europe et en Amérique du Nord.
Il a fait partie de la rédaction de la revue Artforum de 1962 à 1971, et fut rédacteur en chef du magazine de 1971 à 1977. Il fut le directeur de plusieurs musées entre autres, le musée d'art d'Akron, Ohio. En 1980 il s'installe à New York où il commence à se concentrer sur la photographie.
Coplans est célèbre pour sa série d'autoportraits en noir et blanc qui sont des études assez crues du corps nu et vieillissant. Il a photographié son corps sans fioritures, en le découpant en sections, des pieds jusqu'aux mains ridées. Le résultat de treize ans de travail, de 1984 à 1997, est le portrait poétique d'un homme comme entité corporelle, chaque partie devenant l'histoire de l'artiste.
En effet à partir de 1984, à l’âge de 58 ans, John Coplans entama une œuvre consistant essentiellement à se photographier. L’expression se photographier est ici choisie à dessein, plutôt que de parler d’autoportrait, tant les motivations de John Coplans se photographiant, étaient très éloignées de ce qui est précisément recherché dans l’autoportrait, une manière de reconnaissance ou de ressemblance, s’approcher soi-même avec le regard de l’autre, s’affranchir de son propre regard dans ce qu’il conditionne ce que l’on regarde en somme. Non, les photographies de John Coplans le représentaient parce qu’elles étaient effectivement tournées vers son corps, mais pas nécessairement dans ces parties du corps qui sont le siège de la reconnaissance ou de la ressemblance, le visage notamment.
Le corps de John Coplans, quand ce dernier commença à se photographier, était âgé de 58 ans. A l’âge de 58 ans, ce corps avait une histoire, il portait en lui les traces indéflectibles du vieillissement, une peau usée, des poils blancs, des muscles avachies, l’embonpoint de l’homme vieillissant, et c’était de prime abord ce qu’il y avait de plus marquant dans ces photographies : la vue d’une nudité qui ne fût pas celle de chairs fermes et jeunes, non pas que le spectacle de cette nudité mature fut nécessairement inédit, tout du moins n’est-il pas fréquent. Ce qui était rendu flagrant et manifeste tenait beaucoup de la taille des images et aussi de leur précision. En effet, une grande partie des images de John Coplans ont été réalisées avec une chambre polaroïd de taille 50X60 (20X24 pouces), ce qui est bien au-dela de ce que les appareils, même de grand format, les plus précis donc, permettent habituellement. Dans la multitude des détails révélés donc par cet appareil de "très grand format", l’œil discerne très nettement non seulement le grain de la peau mais aussi toutes les aspérités qui parsèment l’épiderme, dans cette constellation infime était alors révélée la morsure du temps exacerbée. Les ravages du temps sur le corps furent continuellement scrutés par les photographies de John Coplans dont le corps vieillissait, une démarche qu’il maintint jusqu’à une période récente. Mais était-ce là les seuls sujets et enjeux des photographies de John Coplans ?
Sans doute parce que l’image de cette nudité à la fois crue, et hors des canons avilisants de la beauté physique telle que l’époque l’entend, est choquante, d’autres impératifs de la photograhie de John Coplans étaient ici au travail mais sans doute moins visibles. Ce travail photographique est en fait très fourni, au delà de ce que l’on pourrait attendre d’un seul et même sujet tellement ressassé, son propre corps et ses extraits tels qu’ils sont obtenus avec force recadrages — en cela les photographies de John Coplans rejoignent dans la pauvreté du sujet des préoccupations que l’on retrouve, constantes, chez Jasper Johns, I am only trying to find ways to make pictures (j’essaye seulement de trouver des façons de produire des images). Les variations dans ces photographies sont pléthoriques, agissant cependant sur très peu de points, pause, cadrage et association ou non des images entre elles, le sujet, l’éclairage et son fond sont systématiquement les mêmes, un fond blanc — dont John Coplans ne se souciait absolument pas qu’il ne reçoive pas d’ombre émanant du sujet, ce dernier parfaitement détaché du fond — un éclairage neutre et indirect, en clair obscur en fait, et le même corps encore et toujours soumis au regard de l’appareil-photo scrutateur, un dispositif simplifié à l’extrême, n’était-ce le format de l’appareil-photo. Du même angle, et de la même composition générale : une vue de dos, le cou rentré, donc disparaisant derirère le dos massif, les deux mains sont posées sur les épaules et font l’effet de deux ailes d’ange atrophiées, la même image est ensuite produite, les deux mains ne sont plus posées sur les épaules, mais ce sont deux poings serrés qui sortent de la masse du dos bombé, et c’est alors une image toute d’abstraction qui voit je jour. Tant de positions différentes prises également par les mains au fil des années et qui remplissent entièrement le cadre. Même le pénis, aussi las qu’il apparaisse, prend toutes sortes de formes au gré des pauses du reste du corps. De même l’éclairage ne s’attarde pas à souligner ou gommer ce qu’il représente, il est neutre, et voulu tel, il n’accentue pas les ombres les rides et les plis de la peau âgée. En un sens le sujet est dédramatisé.
Parfois, notamment avec les photographies des mains et des pieds, la notion d’échelle implose, et l’on voit des mains hautes de 60 centimètres ou des pieds particulièrement agrandis, sans doute parce que ces extrêmités ne peuvent être raisonnablement envisagées dans une telle proportion, les formes alors dessinées par les doigts ou les chevilles confinent à l’abstrait, ces mains et ces pieds acquièrent de ce fait, avec une masse augmentée, une dimension tellurique et sculpturale. D’autre fois deux ou trois images peuvent être associées bout à bout, le plus souvent dans la continuité des formes qu’elles représentent, le bassin dans le prolongement du torse par exemple, tout comme les pièces d’un montage, et ce sont de nouvelles formes qui apparaissent, par assemblage, un sculpteur ne travaillerait sans doute pas différemment. Les continuités de ces collages ne sont cependant pas parfaites, certes une jambe trouve son prolongement dans l’image suivante, mais bassin et ventre dans l’image suivante au contraire achoppent, ce qui sans doute le peu de cas que John Coplans faisait de ce qui était représenté, quand au contraire des formes embouties les uns dans les autres, pourvu qu’il y ait continuité de formes, étaient recherchées.
Une image qui est seulement narrative ne peut être regardée qu’une seule fois, on la regarde, on lit l’histoire qu’elle raconte et c’est fini, au contraire on peut toujours revenir à une image formelle, parce que justement ses formes nous parlent chaque fois d’autre chose. (Assez librement traduit d’une conversation avec la photographe américaine Barbara Crane) Cet axiome photographique, en quelque sorte, se vérifie amplement dans le travail de John Coplans. Si le spectateur ne fait qu’envisager le sujet des photographies, y voit ce qui y est immédiat, c’est à dire des photographies d’un corps âgé, il trouvera peut-être un certain contetement au spectacle édifiant des chairs fatiguées et empesées, et de cette peau burinée et usée. En soi cela peut être suffisant et n’est pas étranger de certains enjeux coutumiers de la photographie, le passage du temps et la morbidité de toute photographie, s’agissant notamment des êtres qu’elle représente. On parlera alors de courage, celui de John Coplans de rendre son corps à la fois visible et générique, parce qu’il représente tous les corps âgés, la vérité veut que John Coplans s’en moquait sûrement et qu’il était autrement préoccupé par l’agencement des formes, à la fois dans les pauses qu’il inventait sans cesse et faisait prendre à son corps, comme le peintre ou le sculpteur auraient pareillement fait avec leur modèle nu. Parce qu’il faut tout de même souligner que le nu est une discipline en soi, qu’elle est académicienne, qu’elle est au dessin, à la peinture ou à la sculpture, à la photographie, ce que sont les gammes au musicien, à la fois un entraînement — un peu à la manière des suites pour violoncelle de Bach qui sont destinées à l’"échauffement" de l’interprête & comme elles sont le matériau brut avec lequel le musicien compose. Tout comme, pour fermer cette boucle, le sculpteur envisage la masse informe de la terre ou du bloc de marbre comme contenant des formes qu’il va faire naître. Et n’est-ce pas là une vision plus perçante celle qui regarde comme au travers des chairs distendues et âgées, les envisage comme formes potentielles, fait de l’or avec de la boue, et compose au contraire de grands tableaux tutoyant l’abstraction, masses admirablement réparties, une courbe de membres les équilibrant, et le poil dépigmenté et le grain de la peau faisant office de matière.
Alors, oui, dans ce regard qui va au delà de ce qui est montré, la contingence, et qui travaille avec la matière, il y a une vision, forte, qui nous engage au delà du spectacle du corps fragile. La photographie de John Coplans est une oeuvre totale, elle assujettit son auteur comme modèle, en même temps qu’elle exige de lui un travail de sculpteur qui donne forme au corps, double engagement qui ressemble à celui du chorégraphe. Puis les cadrages de ces photographies sont très travaillées, ce qui les fait notamment ressembler à ces compositions soudain découvertes par Degas ou Toulouse-Lautrec, dans lesquelles des hors-champs audacieux sont imaginés par eux après avoir vu des photographies, astuces de composition que les photographes eux-mêmes mettront (très) longtemps à reprendre à leur compte. Enfin John Coplans fait oeuvre de collage en rassemblant ces images par dytique ou tryptique. Il me semble que c’est dans ce foisonnement créatif que se trouve la véritable tentative d’auto-représentation, tout comme on voit Jasper Johns se débattre d’avec le potentiel des objets vernaculaires qui l’entourent, John Coplans travaille avec la plus immédiate des contingences, celle de son propre corps, un matériau immédiatement disponible et maléable — j’imagine dans les limites de la souplesse du corps d’un homme âgé — au delà du corps qui est représenté, il semble que l’on distingue assez nettement la pensée au travail, quand elle invente de nouvelles formes. L’homme qui est capable de montrer cela de lui-même, ce cheminement incertain, est plus nu encore que celui qui se deshabille.