Jeu de Paume 1 Place de la Concorde 75008 Paris France
On doit à Robert Frank d’avoir associé et fait dialoguer photographie et poésie, littérature et peinture, initiant un langage qui affirme sa subjectivité tout en intégrant l’héritage de la photographie documentaire. Il est l’auteur d’un livre mythique, Les Américains (publié en France en 1958), et d’une très importante production photographique et cinématographique. Au tout début des années 1950, alors qu’il était déjà installé à New York, il a réalisé des images de Paris avec un œil aiguisé par son éloignement.
Cette exposition accueille la sélection de photographies de la série Paris, choisies par Robert Frank et Ute Eskildsen, et présentées au Museum Folkwang de Essen. Nous tenions également à commémorer le 50e anniversaire de la publication française (1958) et américaine (1959) de l’ouvrage controversé et marquant, Les Américains, en présentant l’ensemble des 83 photographies qui le composent — prêtées pour l’occasion par la Maison Européenne de la Photographie (Paris).
Robert Frank, figure importante de la Street Photography, est l’un des photographes les plus influents du XXe siècle depuis la parution du livre Les Américains en 1958.
Avant de réaliser cette célèbre série, il voyage avec son Leica en Amérique latine, à Londres, au pays de Galles et aussi à Paris. Partout, il lie les images les unes aux autres comme s’il récitait un poème ou racontait une histoire.
Dans sa série Paris, Frank s’inscrit dans la tradition baudelairienne du flâneur qui observe le spectacle des rues au gré de ses déambulations. Ses premières expériences américaines semblent avoir aiguisé son regard sur la vieille Europe, il est conscient du caractère éphémère de ce qu’il y voit.
La liberté du style très direct de ses clichés américains, qui tourne le dos aux canons de l’esthétique traditionnelle, est quant à elle comparable à celle des écrivains de la Beat Generation. Les lieux et les visages pris à la volée sont souvent flous, la composition est parfois décentrée, comme si, en allant très vite, le motif était seulement balayé du regard.
Le cinéma de Frank est comme sa photographie : il repousse les limites des genres sans s’y installer, car ses films sont alimentés par une exigence de vérité qui ne se satisfait pas des codes en vigueur. En prolongement de la présentation des deux séries Paris et Les Américains, un choix de films de Robert Frank est également proposé au public (dans le double cadre de l’exposition et de la programmation cinéma à l’Auditorium).
Les éditions Steidl (Göttingen) publient, à l’occasion de l’exposition, le livre Robert Frank. Paris.
L’exposition "Robert Frank. Paris" est présentée au :
Museum Folkwang, Essen / 25 avril – 6 juillet 2008
Museo di Fotografia Contemporanea, Cinisello Balsamo, Milan / 20 septembre – 23 novembre 2008
Jeu de Paume, Paris / 20 janvier – 22 mars 2009
Nederlands Fotomuseum, Rotterdam / 4 avril – 7 juin 2009
PARIS (1949 – 1952)
Présentée pour la première fois au Museum Folkwang de Essen (Allemagne), du 25 avril au 6 juillet 2008, cette large sélection de clichés de Paris a été réalisée par Robert Frank au début des années 1950. Certaines de ces œuvres, qui n’ont encore jamais été montrées au public, ont été choisies et tirées spécialement pour l’occasion.
Ces 79 photographies choisies par Robert Frank et Ute Eskildsen attestent clairement que l’expérience du Nouveau Monde a aiguisé le regard du photographe sur les villes européennes, dont il nous donne une vision subjective. Les photos prises à Paris seront déterminantes pour la suite de son œuvre.
"…La majorité des œuvres sélectionnées a été prise à Paris entre 1949 et 1952. La rue en est le thème central. Frank s’inscrit à n’en pas douter dans la tradition du flâneur qui observe le spectacle des rues et des places au gré de ses déambulations. Les prises de vue des boulevards, des jardins publics et des vendeurs de rue rappellent les photographies de Paris d’Eugène Atget (1857-1927), qui au début du siècle, avait su capter aussi bien l’atmosphère de la capitale que son architecture et ses jardins publics.
Frank saisit les gens dans la subtilité de l’instant : perdus dans leurs pensées, debout au milieu de la foule ou assis dans le métro, prostrés sur un banc de jardin public ou lovés sur une pelouse. Il choisit différentes perspectives : en plus d’utiliser délibérément la vue en plongée, ses images de rues montrent constamment des angles très profonds ou des vues de passants prises par dessus l’épaule, ce qui donne une forte présence au motif et au modèle tout en plaçant le spectateur au cœur de la photo.
Dans sa dernière interview avec Ute Eskildsen, conservatrice du département de la photographie du Museum Folkwang, Robert Frank raconte que travailler en Amérique l’a endurci et qu’il n’aurait trouvé là-bas rien de beau, rien d’ancien, rien de romantique. De retour en Europe après son séjour en Amérique, c’est à Paris qu’il ressent le plus intensément l’atmosphère de l’Ancien Monde. Loin cependant de verser dans le romantisme, ses photographies juxtaposent des motifs contrastés : dans le livre qui accompagne l’exposition, les photos émouvantes d’un clochard et d’un aveugle sont suivies de l’image rebutante d’un corps de cheval pendu au crochet d’un abattoir, que côtoie la vue réjouissante d’une nacelle de fête foraine. Un autre cliché montre un groupe de clients à travers la devanture vitrée d’un café : deux dossiers de chaise coupés font quasiment entrer le spectateur dans la photographie, tandis qu’optiquement, les châssis de la devanture et des colonnes cernent le groupe de clients un peu comme les barreaux d’une grille.
Les photographies parisiennes de Robert Frank se présentent comme un récit visuel – non pas comme une histoire, mais comme une multitude d’instantanés qui nous invitent à avoir un regard plus attentif. En 1951, le photographe explique sa position en ces termes : "Lorsque les gens regardent mes photos, je voudrais qu’ils éprouvent la même chose que quand ils ont envie de relire les vers d’un poème".
Rendre sensible ce qu’il a vu est un objectif majeur dans le travail de Frank. Il y réussit particulièrement dans la photographie de dos du vieil homme au béret basque, un serpentin en désordre encore accroché à sa tête et à son épaule. Ses œuvres comportent souvent des traces de mélancolie au sein du quotidien et du banal – Frank y saisit déjà le caractère éphémère de l’Ancien Monde au style si particulier…"
Extraits de "Robert Frank. Paris"
Hella Nocke-Schrepper
Formation et médiation /
Département photographique du musée Folkwang
LES AMÉRICAINS (1955 / 1956 )
Parution du livre 1958
Au Jeu de Paume, à l’initiative de Marta Gili, l’exposition du Museum Folkwang est enrichie de l’intégralité des photographies du livre Les Américains, soit 83 tirages prêtés pour l’occasion par la Maison Européenne de la Photographie (Paris).
Publié pour la première fois à Paris en 1958, par Robert Delpire, ce livre est réalisé grâce à une bourse décernée par la Guggenheim Foundation of New York. Cette bourse permet à Robert Frank de voyager pendant deux années à travers les États-Unis (1955 et 1956).
Entre avril 1955 et juin 1956, Robert Frank entraîne sa femme Mary et leurs deux enfants dans son périple photographique : quelques expéditions à partir de New York et un voyage de neuf mois sur la côte Ouest. Il travaille au Leica, parfois au grand angle, et utilise environ 700 pellicules. Frank se nourrit des événements et de la réalité qu’il rencontre, et non d’un programme préétabli.
Loin du caractère universel et sentimental de l’exposition "The Family of Man", organisée en 1955 au MoMA de New York par Edward Steichen, Les Américains révèle avant tout la solitude et la banalité des individus qui semblent se côtoyer sans se voir.
Observateur impassible, Robert Frank fonde ici une esthétique personnelle en créant des images chargées de tristesse et d’un certain mystère : "elles dépassent nettement en intensité tous ces doucereux documents photographiques à succès qui ont été produits sur la grande famille humaine", écrira Walker Evans.
Evans joue alors, comme Robert Delpire à Paris, le rôle de conseiller de Robert Frank, pour son livre. C’est également grâce à lui que Frank obtient une commande importante à Fortune, ainsi que la bourse Guggenheim (1955, 1956) qui lui permet de voyager.
Walker Evans aimait les États-Unis sans pour autant en nier les défauts. Son livre American Photographs, paru en 1938, et les portraits sombres et dépourvus d’émotions qu’il réalise dans le métro de New York en 1939, sont un exemple déterminant pour Robert Frank.
Il a également un autre modèle en la personne du photographe et romancier Wright Morris, dont les productions de la fin des années 40 (photographies et textes mêlés) — tout particulièrement The Inhabitants — décrivent la vie "Middle West" dans l’État du Nebraska où il a grandi.
Même si Walker Evans et Wright Morris constituent de solides précédents pour Robert Frank, Les Américains déclenche une réaction négative aux États-Unis où l’on refuse d’accepter cette vision sinistre du pays ; il soulève également de sérieuses réserves en France, où le public est désarçonné par ces images qui vont à l’encontre de la vision idyllique des États-Unis qui a cours à l’époque.
L’importance et la nouveauté du livre tiennent au fait que Frank organise les images en séquence, en appliquant les principes du montage cinématographique à des images fixes. Le livre devient ainsi une forme d’art à part entière et certaines images acquièrent ainsi une puissance qu’elles n’auraient pas eues isolément. Comme le souligne Jack Kerouac dans la préface du livre, les photographies s’enchainent pour former un véritable poème visuel : "Robert Frank, Suisse, discret, gentil, avec cette petite caméra qu’il fait surgir et claquer d’une main, a su tirer du cœur de l’Amérique un vrai poème de tristesse et le mettre en pellicule, et maintenant il prend rang parmi les poètes tragiques de ce monde. À Robert Frank je passe le message : quels yeux !"
La façon dont les sujets sont traités met en évidence l’artifice et l’aliénation, la détresse et les inégalités cruelles du "rêve américain", et propose une imagerie très éloignée de celle que l’Amérique montre généralement d’elle-même à cette époque. Sur la quatrième de couverture de la maquette, Frank avait inscrit : "America America". Ce titre, abandonné, voulait rappeler que le projet s’assimile à un chant et qu’il réinvente une forme. Il en ressort un portrait à la fois poétique et politique des États-Unis, pays qui était occupé alors à construire sa propre image.
Persuadé qu’échouer est plus stimulant que réussir, après le succès des Américains, Robert Frank délaisse un temps la photographie pour devenir cinéaste : en 1959, il réalise Pull My Daisy, son premier film expérimental.
FILMS DIFFUSÉS AU SEIN DE L'EXPOSITION
Pull My Daisy (1959, 28 minutes)
Le premier film de Robert Frank, Pull My Daisy, a été réalisé avec le peintre Alfred Leslie, et c’est Jack Kerouac qui, après le tournage, en a écrit le texte racontant la rencontre entre un évêque et un groupe de jeunes poètes. Ginsberg et Orlovsky, mais aussi les artistes Larry Rivers, Alice Neal, Mary Frank et l’actrice Delphine Seyrig, y jouent leur propre rôle.
Dans la continuité des Américains, l’improvisation et la liberté des cadrages et du montage de Pull my Daisy lui confèrent l’aspect d’un documentaire. En réalité, l’apparent chaos du langage cinématographique comme l’absence de structure narrative, objectifs revendiqués de l’artiste, sont le résultat d’un travail approfondi. Le cinéma de Frank est comme sa photographie : il repousse les limites des genres sans s’y installer, car ses films sont alimentés par une exigence de vérité qui ne se satisfait pas des codes en vigueur.
True Story (2004, 26 minutes)
True Story est le film le plus récent de Robert Frank. Commentant en voix off des scènes tournées dans ses domiciles de New York et de la Nouvelle-Écosse, le cinéaste renoue dans ce film avec les thèmes de la mémoire et de la perte. True Story comprend des extraits de films antérieurs, des photographies, des œuvres de June Leaf, sa femme, et des lettres écrites par son fils Pablo.
Tour à tour poignante, réfléchie, ironique et pleine de colère, cette autobiographie ne cherche pas à enjoliver les faits, ni à les expliciter. True Story nous confronte à la profondeur des sentiments et des blessures, et à la force qu’il faut pour les déchiffrer et les emporter du côté du vivant.