Galerie Talmart 22 rue du Cloître Saint-Merri 75004 Paris France
Le 6 novembre prochain, Pascal Colrat expose à la galerie Talmart le troisième volet de son triptyque aveyronnais, plongée dans un passé familial de mensonges, de viols et de meurtres : La Soupe des renards. Le photo-graphiste auquel on doit entre autres, régulièrement, les affiches du théâtre du Tarmac de La Villette, joue ici sur le tableau de l’intime le plus personnel, du personnel le plus sensible, ce qui contraste avec son goût des armes froides, des constructions somptueuses à force d’être élaborées qu’on lui connaît. Le résultat démontre néanmoins la parfaite cohérence plastique de toute sa production.
La Soupe des renards est, techniquement, exempte de truquage numérique. Chaque photo a demandé le déploiement d’une énergie particulière de fabrication dont Pascal Colrat est fier. L’arbre mort jailli d’une route a été transporté à grands frais de treuil, de camion, de personnel attentif. Ainsi d’un dindon, d’un quartier de chêne, d’une voiture accidentée, d’un avion échoué, d’une caravane incendiée. Le photographe ne triche pas : il prévoit, il organise, avec ce que l’organisation la mieux préparée réserve aussi de surprises : tel lever de lune, tel coup de vent, tel degrés de lumière. Ce travail fait une différence immédiatement visible avec toute espèce de trafic des images issu, par exemple, de Photoshop. Quand cette rigueur est audelà de ses forces, Pascal Colrat abandonne.
Ainsi s’est achevée La Soupe des renards, suite à Du bois dont on se chauffe (Passage de Retz 2005) et à Une affaire de famille (La Blanchisserie, Boulogne, 2006). Elle explore les mêmes thèmes, on y retrouve les mêmes personnages que dans les deux premiers volets. Etant la dernière des trois, non seulement la dernière en date mais la dernières en fait (aucune photo nouvelle, de ce type, désormais), elle pousse l’enquête familiale jusqu’à ses limites les moins fréquentables.
ENTRETIEN AVEC PASCAL COLRAT
AU SUJET DE LA SOUPE DES RENARDS,
LE 22 SEPTEMBRE 2008.
Q. Le 25 août 2004, pour faire appel à Bérengère, est-ce que tu avais déjà préparé quelque chose ? Est-ce que tu avais déjà un projet ?
PC. J’avais quelques images déjà prévues que je voulais réaliser avec elle, oui. Et comme Bérengère était modèle, qu’elle avait posé pour Bettina Rheims ou Mondino, j’avais très envie qu’elle accepte de poser pour moi dans ce contexte-là.
Q. Tu la connaissais déjà ?
PC. Oui, je connaissais Bérengère. Pas très bien mais on se connaissait assez pour qu’elle me fasse confiance et qu’elle me rejoigne dans l’Aveyron.
Q. Tu n’avais pas déjà de photos de famille, quand elle est arrivée, ou tu en avais déjà ?
PC. J’avais un projet qui tournait autour de la famille, en tous cas qui était dans la maison familiale, sur le vivier familial, en tous cas dans cette espace-là mais je n’imaginais pas que ça allait prendre l’ampleur que ça a pris par la suite. J’imaginais faire deux trois images avec Bérengère et en rester là. Alors que, très vite, en parallèle des prises de vue, je commence à enquêter sur l’assassinat de mon grand-père et que, de découverte en découverte, de nouvelles photos émergent, de nouvelles mises en scène s’imposent à moi.
Q. Cette histoire d’assassinat qui a été le prétexte à une espèce d’investigation, est-ce que tu en avais déjà entendu parler ?
PC. Oui, j’en avais entendu parler mais d’une façon très maquillée, justement. Il s’agissait de mon grand-père qui, voulant aider un ivrogne affaissé dans un fossé, se serait pris un coup de couteau… Enfin, on était à des kilomètres de ce qui s’est vraiment passé. Et j’ai commencé une enquête par retrouver des articles de presse dans les archives régionales qui m’ont donné des précisions sur ce qui s’était réellement passé ce jour-là, ce 14 août. Au fur et à mesure que j’avançais, que je rencontrais des gens et que j’avais des informations écrites et précises, les mises en scène photographiques se sont imposées de plus en plus précisément. Et Bérengère a joué le jeu de continuer avec moi. On est remonté à Paris, j’ai présenté une partie du travail à mon galeriste, Pierre Staudenmeyer à l’époque, qui m’a vivement encouragé à continuer. Donc, on est redescendu…
Q. C’était toujours ce même été 2004 ?
PC. Là, on devait être en hiver – ou en octobre… On est descendu. On est remonté puis redescendu. On a fait pratiquement six mois que de prises de vues consacrées à ce travail.
Q. Quelle a été la première photo ?
PC. La première photo, c’est Bérengère qui monte à un pylône électrique. C’est une photo qui n’a jamais été montrée. Un pylône électrique qui est à proximité de la maison de mes parents, qui m’a toujours effrayé parce qu’il surplombe la maison. En cas d’orage, il est sensé essuyer la foudre. J’ai demandé à Bérengère de monter et, par une supercherie photographique on a l’impression que sa tête est très, très proche des fils électriques. Ç’a été la première photo…
Q. Et, ce pylône, c’est un peu ce que tu connaissais depuis longtemps.
PC. Que je connaissais depuis toujours.
Q. Ces photos très organisées, ensuite, qui demandent beaucoup de [préparations]… Parce que le pylône, à part Bérengère et…
PC. Il faut des lumières et c’est tout.
Q. Pour les photos plus composées, qui demandent plus de préparations, quand as-tu commencé ?
PC. Après le pylône, j’ai eu envie de faire une photo avec mon père, sur l’idée du travail, sur l’utilité du travail ou sur le découragement du travail. C’est un homme qui a passé sa vie à travailler dans les cafés comme beaucoup d’Aveyronnais, qui a craqué à un moment donné de sa vie et qui s’est retrouvé à faire des ménages dans une clinique privée – et je lui ai demandé, avec moi, de bien vouloir déplacer un arbre qui venait d’être coupé, de s’asseoir sur l’arbre. Il a les bras ballants, une tronçonneuse aux pieds, un T-shirt rouge, et il semble, comme ça, très interrogatif sur ce qu’il vient de faire, sur l’utilité du geste. Mon père est un homme qui adore couper les arbres. C’est très bizarre. C’est un grand castrateur. Par tempérament.
Q. On coupe les arbres aussi pour les rendre plus forts.
PC. On les élague pour les rendre plus forts, oui. Là, il est vraiment coupé au tronc. C’est la deuxième image. Et puis, petit à petit, les images deviennent plus complexes dans leur forme. J’ai eu envie de faire cet accident de voiture. Ça paraît saugrenu parce qu’on se dit : il faut trouver une voiture, il faut la transporter, la déplacer, la retourner, voire pencher la matrice… et, avec l’aide de mon cousin Paul Cazes, j’arrive à… Alors, bien sûr, je paie. Tout ça n’est pas fait… Tout ça est financé par moi. Je paie la location de voiture, je paie le camion pour la transporter, je paie le tracteur pour la renverser, je paie mon cousin pour m’aider, techniquement, en prenant sur ses vacances, à réaliser tout ça. Je paie aussi Bérengère. Enfin, je procède comme n’importe quel photographe, étape par étape. Et on va aller, comme ça, vers des choses de plus en plus complexes. Tout me paraît réalisable… D’ailleurs aujourd’hui, quand je regarde ces images, je me dis : quelle énergie j’avais. Ce n’est pas si vieux mais j’ai l’impression que je serais incapable aujourd’hui de faire ça.
Q. Ç’a été un enchaînement. Il n’y avait pas initialement d’autre projet que d’enquêter, vaguement, sur cet assassinat lointain, qui était quelque chose qui touchait à tes racines. Ensuite, les choses se sont enchaînées… C’était comme une aventure ?
PC. C’était exactement comme une aventure. C’est-à-dire que, après la voiture, (ou avant, je ne sais plus exactement) l’idée de l’arbre replanté au milieu de la route s’impose. Pareil, on met en place tout ce qu’il faut pour le faire. Moi, je suis totalement absorbé par ce travail…
Q. C’est un arbre déraciné ou un arbre coupé ?
PC. C’est un arbre coupé, tronçonné, transporté et reposé sur une route.
Q. Un arbre coupé comme celui dont tu parlais tout à l’heure pour ton père.
PC. Oui. C’est un pommier mort.
Q. Un pommier, c’est un arbre fruitier. Mort.
PC. Mort.
Q. Là, on n’est déjà plus en août – puisque ça a commencé en août – on doit être en septembre.
PC. Oui. Début septembre. Il fait très beau, le temps est propice au travail. Il ne fait pas trop chaud, il y a une très belle lumière et les choses s’emboîtent merveilleusement les unes dans les autres.
Q. Déjà, tu as fait la voiture ou pas encore ?
PC. Je pense que j’ai photographié l’arbre avant la voiture. Ç’a été crescendo. La première mise en scène un peu lourde à réaliser a dû être l’arbre. Il fallait le transporter sans l’abîmer alors qu’il était fragile, il était presque sec. Ensuite, j’ai réalisé la voiture. Ensuite, dans un deuxième voyage, l’avion et, dans un troisième, la caravane qui explose. Crescendo dans la complexité de mise en scène.
Q. La caravane, c’était la même année 2004 ?
PC. 2004 ou tout début 2005. C’était l’hiver. On n’aurait pas pu faire brûler cette caravane en plein été.
Q. Après, il y a eu l’exposition, en 2005. À quelle date ?
PC. En décembre et jusqu’en janvier 2006.
Q. Donc, en 2005, ça a dû se continuer – ou alors tu préparais entièrement l’expo ?
PC. J’ai beaucoup travaillé sur les photos avec les laboratoires avec lesquels je travaille. J’ai vérifié la qualité. J’ai fait aussi des tris parce qu’il y avait, à chaque prise de vue énormément de photos faites et j’essayais de n’en garder qu’une. Il y avait donc un gros travail d’archivage, de déblayage, on va dire.
Q. L’été 2005, ça n’a pas été l’Aveyron, ç’a été plutôt Paris pour la préparation de l’expo qui était Du bois dont on se chauffe. Il y avait donc du bois.
PC. Il y avait aussi du feu.
Q. Le bois et le feu, on va y revenir avec La Soupe des renards… Entre temps, en 2006, il y a une autre expo. Avec des photos prises quand ?
PC. Ce sont des photos qui sont venues par la suite ou qui n’avaient pas été retenues pour Du bois dont on se chauffe, que j’avais envie de montrer. Mais certaines avaient déjà été montrées et sont remontrées. L’accident de voiture avait été montré au Passage de Retz et il est remontré à la Blanchisserie.
Q. Dans ce que tu avais pris, il y avait des éléments qui étaient purement métaphoriques et il y avait des éléments qui étaient plus directement évocateurs de cette enquête que tu menais.
PC. L’enquête est l’épine dorsale car à l’époque je faisais une psycho généalogie et la thérapeute avec qui je travaillais m’avait demandé de reconstruire l’arbre généalogique et de compléter les cases où il y avait vraiment des choses… Donc, j’étais dans l’Aveyron en 2004 et 2005 pour ce travail-là aussi, tu vois, de compléter cet arbre généalogique. Je me suis déplacé dans les mairies, j’ai cherché des registres de naissance. J’ai fait tout ce travail. C’est vraiment l’épine dorsale.
Q. Donc, les photos vraiment explicites – comme le couteau, par exemple – ç’a été d’abord, un peu plus tard ?
PC. Ç’a dû être au milieu du travail. Et volontairement mises à l’écart parce que ma mère ne supportait pas ces photos. J’ai montré cette photo à ma mère et elle m’a demandé de ne pas la montrer. Et j’ai respecté ça.
Q. C’est le vrai couteau ?
PC. C’est un couteau qui appartenait à mon père, qu’il a toujours eu.
Q. Ce n’était pas le couteau du crime ?
PC. Non.
Q. Ça y ressemblait ?
PC. Fantasmatiquement, oui. Ça me semblait être un couteau plutôt criminel. La vendetta corse.
Q. Pour ta mère, ce couteau qui appartenait à ton père et que tu montres enduit de sang… ce n’était pas possible.
PC. Non. Elle m’a demandé de ne pas l’utiliser
Q. La photo était déjà faite au moment de Du bois dont on se chauffe ?
PC. Oui.
Q. J’ai l’impression qu’il y avait, parallèlement au travail photographique, presque un interrogatoire des personnages qui sont photographiés. Est-ce que tu l’avais mené, déjà, de façon à obtenir des réponses qui étaient des découvertes ou alors c’est ensuite que ça s’est passé ?
PC. J’ai commencé très vite par questionner ma mère, mon oncle ensuite, un autre oncle plus âgé, des voisins – des voisins qui ont connu le meurtrier qui s’appelait Antoine Bousquet, des gens qui ont connu mon grand-père, qui étaient ses proches amis à l’époque. Je n’aime pas le mot interrogatoire mais il y a eu un peu de ça. Une enquête.
Q. Ce personnage qui est un personnage central, l’assassin, Bousquet, il a survécu longtemps ?
PC. C’est impossible de le savoir. Au palais de Justice de Rodez, les dossiers sont archivés. Il y a une période de cent ans à respecter avant d’y avoir accès. Donc, je n’aurai accès à ce dossier que dans soixante ans, c’est-à-dire en 2065. Cela pour éviter les élans vindicatifs.
Q. Donc, tu ne sais rien de ce personnage.
PC. Absolument rien. C’est un personnage déterminant mais complètement mystérieux.
Q. Il avait quel âge en 1935 ?
PC. Il devait avoir l’âge de mon grand-père, c’est-à-dire trente-trois ans…
Q. Il pourrait être encore vivant ?
PC. Il pourrait être encore vivant. D’autant qu’il pouvait être plus jeune que ça. Il pouvait n’avoir que vingt ans. Je n’en sais rien… Ma grand-mère n’apparaît pas parce qu’elle est décédée bien avant que je commence ce travail. Sinon, elle aurait figuré en bonne place, parce que je pense qu’elle détenait une part de l’explication. Mon grand-père est assassiné quand ma grand-mère est enceinte de ma mère. Il est fort possible que ce soit lié, c’est-à-dire que ma mère ne soit pas la fille de Joseph Cazes mais d’Antoine Bousquet. Ça fait partie des suppositions, des choses possibles. Evidemment, ma mère a très mal réagi quand je lui ai annoncé ça, quand j’ai osé exprimer cette idée. Je mettais en cause sa mère, je mettais en cause son père. Et surtout, elle a été élevée dans la haine de l’assassin de son père, qui tout d’un coup devenait… son vrai père. C’est une tragédie grecque.
Q. Rétrospective.
PC. Oui.
Q. Et tu es concerné toi-même.
PC. Oui. Qu’est-ce qui s’est passé ce jour-là, cet été-là, ce 14 août ? Il y a beaucoup de choses qui se passent en août. Je pense que tout est très déterminé.
Q. C’est en août que tu fais appel à Bérengère. Et tu l’appelles Lulu, déjà ?
PC. Elle se présente comme Lulu, ancienne comédienne, et elle garde le nom d’un des rôles dans une pièce de Molière, je crois. [Lulu pour Lucile, dans Le Bourgeois Gentilhomme.]
Q. Est-ce que c’est le nom que tu lui donnes, à ce moment-là, ou tu l’appelles Bérengère ?
PC. Je l’appelle Lulu, je crois. Mais je passe de l’un à l’autre. Je passe de son prénom, Bérengère, à Lulu. Je la présente à mes parents comme étant Bérengère et je la présente à mon oncle comme étant Lulu. Il y a une confusion.
Q. Pourquoi prendre un nom fictif ?
PC. Peut-être pour me rapprocher des ondes, du flou. J’ai l’impression qu’avec un personnage au nom fictif on colle plus aux zones de flou de cette histoire. Elle devient elle-même un personnage de cette histoire. J’aurais pu lui donner un autre surnom. J’adopte une définition. J’aurais du mal à dire comment et pourquoi ça a joué. Ça paraît fonctionner parfaitement, Lulu, dans ce texte. Il a un petit côté obsolète, dans un Aveyron un peu oublié du temps.
Q. Ce qu’il y a de remarquable c’est que c’est un personnage qui, au départ, n’avait rien à voir dans l’histoire.
PC. Elle n’en fait pas directement partie.
Q. Alors, quelle est sa fonction au sein de cet ensemble familial ?
PC. Déjà, c’est elle qui m’amène à rencontrer cette psychiatre généalogiste qui travaille sur ce point-là, qu’elle est très intéressée, Bérengère, à l’idée que je puisse, moi, commencer un travail sur mon arbre généalogique. Elle l’a fait, elle-même, quelques années auparavant…
Q. Donc, c’est à la fois un personnage qui n’est pas dans le cercle familial mais qui occupe quand même une fonction, sinon symbolique, du moins représente quelque chose dans ce cadre familial.
PC. Il y a une grande confiance et une grande douceur, tu vois, entre nous. Elle va encourager cette démarche chez moi. Parce que tu imagines que lorsque j’ai dit à mes parents que j’avais l’intention de faire un travail sur la mémoire familiale, les portes se sont refermées très rapidement. Bérengère m’a encouragé à pousser plus loin, à ne pas me laisser influencer par le refus de mon père – ou même par ses intimidations, parce que mon père était… Mon père est convaincu, si tu veux, que ce travail était… Il y a participé mais il était contre.
Q. Il savait que Bérengère-Lulu était à l’origine de ça ?
PC. Il s’est douté très vite que Bérengère y était pour beaucoup.
Q. Et ta mère aussi ?
PC. Ma mère aussi, oui.
Q. Est-ce que leur attitude vis-à-vis de Bérengère a changé, à ce moment-là ?
PC. La première fois non, la seconde oui. Le premier été où on a travaillé, mes parents nous ont vus d’un bon œil déplacer des arbres, photographier des… Quand on est redescendu, en automne, ils étaient déjà beaucoup moins convaincus de notre présence. Et quand on y est allé en hiver, alors que eux n’y étaient plus – ils ont dû nous prêter la maison pour qu’on puisse continuer –, là, ils étaient complètement réticents.
Q. Donc, il y a une psychanalyste, Bérengère a déjà fait ce travail que tu fais et elle t’encourage à le faire. Tu vas vraiment sur ses brisées. Elle occupe même un rôle un peu directeur.
PC. Oui, oui. Très net.
Q. Elle a fait ce travail, pas du tout par la photographie. Toi tu amènes cette originalité.
PC. Bérengère l’avait fait de façon plus traditionnelle, comme on fait un arbre généalogique, c’est-à-dire en se déplaçant dans les mairies et en recopiant des registres de naissance… Moi, ça prend la forme d’images. D’ailleurs les images qu’on a voulu faire cet été [2008] et que je n’ai pas faites, ces images étaient des images très précises – qui sont dessinées, tu vois – et qui n’ont pas vu le jour parce que je n’en ai pas eu la force ou l’énergie –, mais qui sont une suite logique de tout ça.
Q. Donc, il y a une logique.
PC. Oui.
Q. Les photos que tu as entrepris de faire ne sont pas le moyen traditionnel de ce type d’enquêtes.
PC. Non.
Q. C’est donc là qu’il y a peut-être quelque chose à interroger. Tu m’as parlé de logique et des photos de 2008 qui auraient été dans la logique de… Bien que ça ne suive pas les voies habituelles, il y avait une voie, qui était une logique. Est-ce que tu peux expliciter cette logique ?
PC. Quand je dis une logique, j’entends une logique plastique. C’est-à-dire d’utiliser la photo, d’une certaine façon, avec chaque fois une reconstitution mise en scène qui fait allusion directement à un incident ou à un accident lié à l’histoire familiale. Voilà ce que j’appelle, moi, la logique. C’est de faire appel au même médium, au même support.
Q. Dans l’ordre logique la suite n’est pas indifférente, sinon il n’y aurait pas ordre.
PC. Les dernières images, dans cette logique-là, que j’aurais pu faire ce sont celles des révélations les plus récentes que j’ai eues. Des révélations sur l’assassinat, éventuellement, de la mère de ma grand-mère. Je les ai eues très tardivement. On l’aurait poussée dans un étang, bon… Il y a une sombre histoire autour de ça. Là, on remonte encore beaucoup plus loin dans le temps. Donc, la logique c’est que les dernières révélations auraient donné lieu aux dernières images.
Q. Tu allais plus profond dans les racines. Mais, là, tu rencontrais peut-être moins encore l’approbation familiale ?
PC. Oui. Et j’ai eu l’impression, cet été, que je n’avais pas la force, physique. C’était une question de travail et je n’avais pas la force physique de bouger autant de choses. J’ai eu l’impression que ce travail était clos, que ces trois actes étaient terminés. Voilà.
Q. Tu refermais ce que tu avais ouvert en 2004.
PC. Si tu veux. Je ne dis pas que je ne reviendrai pas dessus mais… Cet été, il m’est apparu évident. J’avais pourtant avec moi tout le matériel nécessaire : appareils de photos, flashes, les pieds, tout ce qu’il faut. Bérengère était avec moi, les accessoires, on avait tout ce qu’il fallait. Je l’avais prévenue que je ferais des photos avec elle. Mais rien n’est sorti de ce séjour.
Q. En refermant, par une décision, comme pour un texte, tu produisais donc un ensemble dont les éléments peuvent interagir.
PC. Oui.
Q. Mais c’est une décision qui vient, je ne dirais pas d’une impuissance mais… tu me parles de fatigue. Il pourrait y avoir un regret dans ce fait de n’avoir pas pu…
PC. Il y a une image que je regrette de ne pas avoir faite, précise… Oui, il y a un peu de regret, forcément, et puis c’est vrai qu’il y a aussi une impuissance et que l’impuissance génère forcément le regret. Ne pas avoir eu la force de bouger les choses. Mais tout en étant là, ce regret cohabite avec l’idée que cette série est terminée. Ce qui me fait le supporter, sinon je crois que je serais redescendu au mois de septembre, enfin là, maintenant.
Q. La chose est exclue ?
PC. Oui.
Q. Tu as fini d’apprendre ou tu n’as pas fini d’apprendre.
PC. Non, on ne finit pas d’apprendre. Et puis, il s’est passé beaucoup de choses durant ces années de travail. La mort de mon galeriste, tu vois, Pierre Stautenmeyer du Passage de Retz… Et puis ça a suscité des réactions chez certaines personnes comme chez ma sœur, assez violente, et puis mon père m’a plus ou moins accusé… Ma mère souffre d’un Alzheimer et d’un Parkinson. Mon père m’a reproché d’avoir déclenché cette maladie à la suit de ces recherches. A la suite de ces recherches, de ces interrogatoires, de ces questions posées, de ces mises en scène, je dois avoir déstabilisé psychologiquement ma mère. Tout ça fait que, à un moment donné, il y a une fatigue aussi d’endosser les reproches et que tu arrêtes.
Q. Donc ce n’est pas seulement d’une photo qu’on apprend quelque chose, c’est aussi de tout ce qu’une photo provoque chez les autres…
PC. Bien sûr. Surtout même.
Q. … et ne cesse pas de provoquer.
PC. Une photo reste active. C’est comme un réacteur nucléaire, tu vois, elle a une durée de vie bien plus longue que celle de l’humain. C’est radioactif une photo.
Q. Est-ce que c’est d’autant plus radioactif que c’est exposé ?
PC. Ça redevient radioactif quand tu exposes. Quand tu t’y exposes. Le fait de ressortir les images, de te replonger dedans, réactive effectivement un processus.
Q. Oui. Et ensuite, dans un projet d’exposition, tu t’es heurté déjà à des censures. Et ces censures parlent, en tant que censures. Elles disent quelque chose.
PC. Bien sûr.
Q. Est-ce que tu penses que de n’avoir pas fait les photos que tu voulais faire a une vertu, quand même, dans ce processus, dans ce travail d’intelligence des choses, de provocation de réactions qui elles-mêmes, etc.
PC. Oui, certainement… Il y a peut-être une des photos que j’ai envie de faire avec ma nièce, celle d’une nouvelle génération, et peut-être que je la réaliserai un jour. Mais sincèrement, cet été, j’ai eu le sentiment très net d’être allé au bout, d’avoir fait le tour. Et puis le fait que nous ayons entrepris ce travail [La Soupe des renards] m’a conforté dans l’idée que nous étions arrivés au troisième acte, qui est le dernier.
Q. Et Bérengère, qui a été au commencement, la fin de l’aventure, qu’est-ce qu’elle en pense ? Elle ne dit pas ce qu’elle en pense, dans son texte.
PC. C’est-à-dire que l’aventure ne finit pas très bien. Elle finit dans un vrai bain de sang (le mien). Je pense que Bérengère est fauchée dans son élan, peut-être un peu déçue et ensuite totalement aplatie que… qu’il y ait, à nouveau, violence, un mois d’août, et précisément un quatorze août.