" Souvent, les sujets photographiques que l’on choisit nous emmènent ailleurs, au-delà de tout ce que l’on aurait pu imaginer. Début 2013, l’idée de franchir les murs d’une école professionnelle m’a piquée. Celle des Arts et Métiers de la Ville de Bruxelles était une évidence, elle me regardait à chaque fois que je passais aux alentours et contenait comme une projection de mon métier d’enseignante en école supérieure d’art. Ces jeunes-là, aux ambitions différentes, j’avais envie de les rencontrer, de confronter leur image à mes vagues représentations de l’enseignement professionnel.
En tête, j’avais le mémorable film Le Fils des Frères Dardenne. Du respect, donc.
Les portes de l’institution ne se sont pas ouvertes d’emblée. Il a fallu convaincre, rassurer, énoncer le projet avant qu’il ne naisse à toute une hiérarchie de responsables. L’initiative était somme toute purement citoyenne. L’audace des timides permet parfois de soulever des montagnes.
Puis est venu le temps des prises de vues, enfin. Au début, je voguais joyeusement des élèves aux professeurs, des professeurs à la direction, à la découverte des techniques du froid, de l’électricité,
de la plomberie, de la soudure… A chaque fois, de nouvelles possibilités, de nouvelles personnes et
un nouveau décor, incroyablement authentique et esthétique. Le piège.
C’est alors que la classe de mécanique, tout en bas, dans l’aile A, a attiré mon attention, peut-être moins spectaculaire, mais l’énergie collective était palpable. L’accueil des professeurs, direct, a été cordial et sans fioritures. Rien n’était gagné.
Des garçons, entre eux. Des bleus de travail, des moteurs, des outils, des carcasses de voitures.
Une chorégraphie sans cesse exécutée. Entre les élèves et moi, une relation s’est finalement créée délicatement pendant quatre années scolaires, à chaque second semestre, dans une unité de lieu constituée de deux pièces communicantes : une salle de classe et un atelier. Les dynamiques des groupes avaient alors pu se constituer pleinement. Il s’agissait d’un nouveau tissu sec et serré à imprégner, un amas de liens à dénouer graduellement à l’aide de l’appareil photographique.
Au final, mes images, argentiques au format carré, lentes, cherchent à capter l’énergie des corps,
le flou, le fixe, le groupe de jeunes dans cet espace de vie confiné qu’est leur école, leur atelier.
Le rapport au professeur aussi, impressionnant de générosité.
Plus ponctuellement, le déclencheur, sous forme de petite télécommande, a été délégué aux élèves. Ces derniers sont les auteurs des photographies numériques du poster, partie intégrante de ce livre. Via ce procédé réactif, une coopération intuitive s’est installée entre les modèles et le photographe changeant à chaque image. L’obturateur avait fort à faire tout à coup. Ces petites séances, rares pour ne pas perturber le cours et ne pas nuire à leur spontanéité, se sont déroulées en aparté, avec la complicité du professeur.
La classe A008 est étiquetée comme telle, en tout petit, au-dessus de la porte. Chaque salle est identifiée ainsi. Derrière ce code, il y a tout ce que j’ai voulu retenir, le non codable, l’humain, l’indicible, le futile, le banal et le précieux ".
Isabelle Detournay