Sorgues, île de l’Oiselet, lac de la Lionne, 2011 © Bertrand Stofleth, Rhodanie
Expositions du 12/2/2016 au 29/5/2016 Terminé
Quartier Libre SIG Pont de la Machine 1 1204 Genève Suisse
Quartier Libre SIG Pont de la Machine 1 1204 Genève Suisse
Né en 1978 et diplômé en 2002 de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles (sur le bord du Rhône), Bertrand Stofleth a réalisé entre 2007 et 2014 l’épopée photographique d’un des fleuves les plus importants de l’Europe : le Rhône. Le riche corpus de prises de vue réalisées le long des 850 km qui le classent parmi les trois plus longs cours d’eau du continent, du glacier dans les Alpes suisses jusqu’à son embouchure dans le sud de la France, constituent en images ce pays que Stofleth appelle Rhodanie. Rhodanie est autant un fin constat de l’aménagement du territoire le long des rives du fleuve qu’une très belle fiction à propos de la vie de ses habitants avant, pendant et après le mois de messidor. C’est ça, Rhodanie, ( : ) un atlas du monde des gens du Rhône. Et le Rhône, tel que Bertrand Stofleth nous le montre, est un fleuve principalement domestiqué, voire urbanisé.
Villeneuve, lac Léman, piscine communale Les Marines, 2013 © Bertrand Stofleth, Rhodanie
Les premières images de paysage urbain, souvent au bord de l’eau, que l’Occident a produites, sont les «Vedute», un genre de peinture chère aux Flamands et plus tard aux Vénitiens. Les premiers védutistes utilisaient des méthodes proches de celles de la cartographie et des projections axonométriques ou obliques dans un but topographique. Ainsi, nous pourrions parler d’une photo-topographie au sujet des images de l’artiste lyonnais, qui affirme une préférence pour des vues de paysages dans lesquelles il intègre des scénettes très picturales dans l’esprit d’un Pieter Brueghel l’Ancien, bien que Brueghel ait vécu un siècle avant l’apparition des vedute, dont la plus célèbre est Vue de Delft de Johannes Vermeer, datant de 1660/61.
Composer différents genres de paysages rappelle l’attention portée aux actions et aux gestes des femmes et des hommes dans l’histoire récente de la photographie que nous connaissons, notamment dans les premiers travaux d’Andreas Gursky, tels que Rhein (1985) (de la série Sonntagsbilder), Ratingen Schwimmbad (1987) ou Neujahrschwimmer Düsseldorf (1988), avant qu’il se concentre sur la massification des êtres et des marchandises. Au contraire d’Andreas Gursky, Bertrand Stofleth a dirigé parfois les personnes présentes dans les scénettes, et surtout il ne surplombe pas ses contemporains pour les observer comme son aîné, descendant de l’école de Bernd et Hilla Becher, sans parler des hauteurs vertigineuses auxquelles recourrait Yann Arthus-Bertrand pour son livre La Terre vue du ciel.
Île de la Barthelasse au Nord d’Avignon, parc des Libertés.
Bras mort du fleuve à la suite des aménagements hydroélectriques, 2011 © Bertrand Stofleth, Rhodanie
Loin de là, Bertrand Stofleth ne s’extrait pas du monde qu’il photographie, il lui appartient et rehausse légèrement son point de vue, permettant ainsi d’embrasser le paysage avec ceux qui l’habitent. Il obtient ce panorama grâce à un belvédère ambulant, une nacelle montée sur un camion. C’est ainsi qu’il réussit à nous présenter le monde comme une scène de théâtre à l’instar de l’art baroque. Les paysages de Rhodanie appartiennent aux pays les plus riches et les plus aménagés du monde. Bertrand Stofleth les fixe dans un moment d’harmonie et de cohabitation paisible, où les sphères économico-culturelles les plus diverses cohabitent sereinement. Sur ses Vedute le monde semble, malgré ses aménagements les plus intrusifs, apaisé, tel qu’on voudrait toujours le vivre, du moins en vacances.
L’artifice que l’artiste introduit dans les vues de paysages avec des scènes de passants auxquels il demande parfois d’agir selon sa volonté ou de répéter un geste qui était spontané à son origine, produit une tension dans l’image et la rend « habitée », que ce soit sous un soleil de plomb à midi, ou baigné dans une lumière dorée du soir, le plus souvent tamisée sous un ciel légèrement couvert.
Valence, port de plaisance de l’Épervière, 2007 © Bertrand Stofleth, Rhodanie
Ainsi les deux couples de touristes se servent à Arles de la tête de pont abandonnée comme d’un belvédère et s’adonnent à la même activité que nous les spectateurs des panoramas de l’artiste : contempler le paysage. S’adonner à la vue d’un fleuve et de son environnement, par exemple, est une activité qui est plutôt récente dans l’histoire de l’humanité, disons qu’elle date de la fin du 18ème siècle, c’est-à-dire de l’époque qui a vu l’invention de la notion de paysage.
Se concentrer sur les abords d’un grand lac ou d’un important fleuve en Europe induit de se placer dans une géographie de contradiction où se côtoient travail et loisirs, activités agricoles et amusements sportifs ! D’importantes parties des territoires de pays postindustriels sont occupées par des activités en apparence les plus contradictoires, mais seulement en apparence, car les loisirs et les activités industrielles et commerciales obéissent aux mêmes lois, celles du monde du marché, où tout devient marchandise. Cette contradiction du contemporain, l’artiste Ann Veronica Janssens la résumait dans une pièce faite pour la Biennale de São Paulo de 1998 qui consistait en une bande adhésive avec l’inscription LOISIR/SURVIE, renvoyant à des activités qui peuvent être dans un cas de l’ordre de la soumission et dans un autre cas de la jouissance.
Alpes, massif du Saint-Gothard, glacier du Rhône, 2013 © Bertrand Stofleth, Rhodanie
La Rhodanie de Bertrand Stofleth tient de cette contradiction contemporaine. Pendant que les uns se baignent, le fleuve sert à d’autres de voie de transport pour de la marchandise et pendant que l’un pêche par loisir, un autre jette son hameçon pour sa survie. Les hommes, les femmes et les enfants qui peuplent cette fiction appelée Rhodanie relèvent de l’identité de la rive, comme l’écrit Michel Poivert très justement dans la préface au livre du même titre. Il continue : « Il (Bertrand Stofleth) construit le dialogue entre le paysage fluvial et l’espace-frontière qui le borde. Il en souligne les formes d’occupation, de transformations hétéroclites, d’aménagements provisoires, de sorte que le fleuve qui n’y perd rien en majesté se voit au contraire affubler de petits riens qui le détournent des errements du sublime. »