Florence Brochoire et Tina Merandon donnent à voir des hommes et des femmes qui ont chacun leur parcours de vie qui fait écho à la notion de « jeu ». On est à la fois acteur de sa propre vie mais aussi en proie au déterminisme social et au hasard des rencontres. En effet, le parcours d’une vie est conditionné par son origine, semé d’embûches, d’imprévus et en cela, le hasard y a sa part belle. Mais l’homme est aussi et heureusement maître de ses choix et il agit tout au long de sa vie en décidant des voies à suivre.
La mise en scène souligne ce jeu d’acteur et ce jeu de hasard. Avec Florence Brochoire, les sujets ont travaillé longuement avec l’artiste de manière à évoquer ou à raconter une histoire qui éclaire la question de leur parcours lorsqu’ils ont décidé de rester ou de quitter leur terre d’origine. De plus, le regard même de l’artiste, avec ses partis pris esthétiques, conduit le spectateur vers une compréhension du vécu de chacun grâce aux lieux ou aux poses choisies. Avec le travail de Tina Merandon, ici la série Vertigo, le travail de mise en scène est totalement différent. La disponibilité des sujets reste la première contrainte car il s’agit là de personnalités happées par cette vie politique qu’ils ont choisie. Le cadre de la mise en scène est donc en partie donné. Ici, les sujets photographiés ont l’habitude de se donner en représentation, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils
contrôlent vraiment leur image. On a donc à la fois des « poses » guidées par le jeu du pouvoir, mais aussi des choix de l’artiste, point de vue, cadrage, lumière, expression de l’instant, par exemple. Les portraits réalisés sont assez différents des images de communication habituelles, laissant probablement échapper une part de vérité sur soi, qui fait écho en cela à la série de Florence Brochoire.
L’association de ces deux séries dans l’exposition relève aussi du jeu et d’un parti pris qui n’est pas anodin. On rapproche ici deux groupes humains, tellement semblables et tellement différents. Y a-t-il une France d’en haut et une France d’en bas ? Sont-elles celles qui sont présentées respectivement au rez-de-chaussée et au premier étage de la galerie?Le trait d’union de ces deux mondes est sans doute le parcours singulier d’Annie Ernaux, qui a inspiré le projet « Estime de soi » sur lequel ont travaillé Florence Brochoire et les Yvetotais participant. L’auteure a évoqué dans ses textes autobiographiques son enfance à Yvetot, puis son départ à Paris, synonyme d’ascension sociale. Elle s’éloigne alors de ses parents et de son entourage au fur et à mesure qu’elle étudie la littérature et fait carrière, fréquentant dans le même temps la bourgeoisie parisienne. Si les deux mondes représentés dans cette exposition ne se côtoient pas au quotidien, peut-être ne sont-ils pas si éloignés qu’il y paraît. Ce qui semble habiter les portraits aux deux étages est bien l’humanité que les photographies révèlent, avec ses sensibilités et ses travers.
FLORENCE BROCHOIRE
Florence Brochoire vit entre Paris et Rouen. Elle est photographe indépendante depuis 2001. Elle travaille pour la presse nationale et les institutions. Elle est aussi membre de la maison de photographes « Signatures ». Elle s’intéresse à la photographie documentaire, elle développe sa démarche artistique au contact de l’autre, entre autres choses, par la pratique du portrait.
Fascinée par les parcours de vie, elle effectue une première résidence en 2008 sur l’univers de la psychiatrie. Puis en 2013 à Niort, elle réalise des portraits de femmes, mémoires du passé ouvrier de la région. Elle poursuit sa recherche en 2015 dans le cadre du projet « Estime de soi » (cf. rubrique Duchamprama). Sa résidence d’artiste à Yvetot lui a permis de travailler avec douze personnes issues de sept structures d’Yvetot participantes au projet. La question posée est celle de l’attachement ou du détachement de sa terre d’origine. Elles ont accepté de se prêter au jeu du portrait, du récit de vie, et de la mise en scène de leur parcours.
TINA MERANDON
Tina Merandon vit à Paris. Elle mène depuis plusieurs années une recherche personnelle sur le corps et la sensation. Son travail tourne autour de la question des rapports de pouvoir au niveau politique, social ou intime. Lauréate du Prix jeune création pour sa série Syndromes et Mention spéciale du Jury Scam pour Vertigo. Portraitiste, elle publie Vertigo (2012, Éditions Diaphane, préface Raphaëlle Bacqué). Dans le cadre d’une collaboration avec le quotidien Le Monde, l’artiste réalise trente-six portraits de femmes et hommes politiques, de toutes obédiences. « La force de Tina Merandon est justement d’avoir débusqué avec tant de finesse, derrière l’apparence, tout ce qui fait la complexité d’un carac-
tère. [...] Mais Tina Merandon est une portraitiste née. Si je devais, au fond, décrire sa méthode et tenter de dévoiler son secret, j’évoquerais d’abord sa façon très particulière de regarder son sujet. De l’analyser. De le comprendre. Avant même d’avoir pris son appareil photo. Dans ces moments-là, il faut agir vite. La rapidité est la plaie du portraitiste, mais c’est aussi la règle des milieux du pouvoir. Ils ont toujours mille rendez-vous à honorer, une émission de radio, une séance à l’assemblée nationale. C’est aussi leur manière de se protéger de l’œil qui veut les percer à jour. » Raphaelle Bacqué