© Catherine Griss
Expositions du 3/10/2015 au 7/10/2015 Terminé
Rotonde de l'Hôtel de ville 164 Boulevard Fernand Moureaux 14360 Trouville-sur-Mer France
A l'occasion du Prix Marguerite Duras mécenné par la ville de Trouville et la Fondation Pierre Bergé/Yves St Laurent, ces images prises au Cambodge sur les lieux du Barrage contre le Pacifique montrent les ruines du colonialisme et le Barrage moderne construit par l'AFD.Rotonde de l'Hôtel de ville 164 Boulevard Fernand Moureaux 14360 Trouville-sur-Mer France
De son séjour au Cambodge, Marguerite Duras a conservé des traces indélébiles. Considéré comme une trace ultime d’un monde sauvage et spiritualisé tout à la fois, le Cambodge lui a laissé l’impression confuse d’une terre édénique et de genèse dont la civilisation exquise n’a jamais outragé la beauté des origines. On se souvient de ces clichés anciens, souvenirs du roman familial, qui la montrent auprès de son père, dans la cour d’un palais au charme défait, ou bien à l’orée des forêts sur les terres du Barrage. On l’imagine aussi dans « les marécages des embouchures » à guetter les panthères noires tandis que s’accélère la défaite du projet fou de sa mère. Chez elle, se confrontent toujours l’outside et l’inside : d’un côté la splendeur usée des civilisations défuntes, sillage d’une histoire passée, preuve de l’en-allé du monde et des choses, évidence des vanités. Et de l’autre, le génie des lieux, le mystère des terres « habitées par les dieux », lieux inspirés où, quoi qu’il puisse advenir, demeure, «en l’état », la mémoire restée intacte d’un monde qui résiste, malgré les apparences, à l’érosion du temps. De sorte que Marguerite Duras n’a jamais évoqué le Cambodge et les pays voisins que dans l’admiration et dans l’émerveillement que ni la défaite des choses ni le passage du temps ne purent altérer. Le chant, intact, celui de l’enfance jamais quittée, demeure comme une résistance à l’exil ou au désastre, « là, sur la vérandah du bungalow, face à la montagne du Siam. »
Quand Catherine Griss part sur les lieux mêmes de ces terres si durassiennes, elle va puiser aux mêmes sources que Marguerite Duras et ramener les signes de ce que le Cambodge a pu traverser. D’une civilisation hautement spiritualisée, la colonisation et la guerre atroce qui l’a suivie n’ont cessé de violer la beauté et la pureté. Abandon des sites patrimoniaux, territoires pulvérisés, campagnes ravagées, destructions blasphématoires, le pays aura tout connu.
© Catherine Griss
Catherine Griss dont l’œil photographique est celui d’un grand reporter de guerre, brutal et saisissant, capture la violence d’une histoire d’autant plus tragique que le peuple qui l’a subi est considéré comme l’un des plus pacifiques du monde. Le traitement argentique renforce cette violence et révèle la tragédie qui est ici racontée, devenue celle du monde entier, métaphore même de la vanité de la vie. Seuls les clichés en couleurs viennent apaiser quelque peu l’impressionnante et fantomatique série en noir et blanc.
Les photographies de Catherine Griss rejoignent ici celles des plus grands photographes de guerre, de Robert Capa à Henri Cartier-Bresson et à Christine Spengler et s’affirment en outre comme un grandiose contrepoint à l’œuvre de Marguerite Duras. Preuve insigne que la littérature, la perception poétique du monde, l’imaginaire tout comme le regard de l’artiste ont force de vérité et de voyance.
Dans L’Amant, Marguerite Duras rapporte cette perte des choses, le cours inexorable du temps et la dispersion de tout dans le grand Tout par le fleuve Mékong : « Il emmène tout ce qui vient, des paillottes, des forêts, des incendies éteints, des oiseaux morts, des chiens morts, des tigres, des buffles, noyés, des hommes noyés, des leurres, des îles de jacinthes d’eau agglutinées, tout va vers le Pacifique, rien n’a le temps de couler, tout est emporté par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur…. ».
Catherine Griss ne nous dit pas autre chose : son œuvre photographique ne juge ni ne déplore, n’enseigne ni ne condamne. Dans sa force spectrale, elle dit seulement la roue aveuglément cruelle des choses et leur course passagère. Apparition, disparition : le récit de la vie en quelque sorte.
Les deux œuvres, celles de Marguerite Duras et celle de Catherine Griss, sont sœurs en ce sens : tout se perd et s’efface. Restent en mémoire, comme dans les plus vieux palimpsestes, le chant monocorde des paysans courbés dans les champs, l’éternelle structure des temples abandonnés, la grâce de leurs frises, la douceur des visages indigènes, la libre et secrète vie des bêtes sauvages, et l’eau des jarres versée sur des corps encore purs. Tout ce monde perdu mais toujours recommencé que les destructions et les persécutions, cicatrices tout au plus du douloureux passage des hommes, ne pourront effacer.
Alain Vilrcondelet, octobre 2015
Vernissage le 4 octobre 2015 à 12h.