©Jean-Claude Bélégou
En 1968, à seize ans, c’est dans une Maison de Jeunes que je découvre fasciné la passion de la chambre noire. J’y suis seul, j’oublie l’heure et tout le monde a oublié que j’étais là, il est plus de minuit, je sors par une issue de secours, il me faut faire plus de dix kilomètres pour rentrer, avec mon sac pesant de bidons de révélateur et de fixateur, à pieds chez mes parents, qui sont aux quatre cents coups évidemment.
Je me désintéresse désormais royalement du lycée, s’y mêle mon tempérament frondeur et ma révolte adolescente, je fréquente les étudiants des Beaux-Arts.
J’équipe en 69 mon premier laboratoire dans la salle de bain familiale.
Je photographie obstinément puis à partir de 1970. En 1971 je participe au groupe de réflexion sur le cinéma à l’Unité cinéma de la Maison de la Culture du Havre, et y réalise un très court métrage 16 mm ainsi qu’un roman-photo alternatif. Dans le même temps, je milite dans la mouvance gauchiste de l’après Mai 68 - c'est le temps des illusions politiques - tout en poursuivant des études de philosophie.
Réalisées avec un appareil 6 x 6 Semflex ces photographies Primitives tantôt en noir et blanc tantôt en couleurs sont mes années d'initiation à la photographie.
Photographie sur le vif - fugue dans le Cotentin, soirées des étudiants des Beaux-Arts, boums lycéennes - portraits en studio dans lequel je fais défiler les copines de lycée ou portraits à domicile - avec mon vélo je trimbale mon matériel de prise de vue et d’éclairage – paysages et longues journées sur le port pour lesquelles je sèche les cours.
J’explore et dévore également les ouvrages photo des bibliothèques.
En marge de ma génération portée par la photographie américaine, refusant l’avatar néo-positiviste du style documentaire autant que l’héritage gauchisant de la photographie néo humaniste, cherchant du côté de la durée plutôt que de "l'instant décisif" c’est dans le figé des "primitifs" de la photographie du dix-neuvième siècle et dans la photographie allemande des années 20 (Bauhaus, Neue Sehen mais aussi Neue Sachlickheit et August Sander) qu’il faut chercher mes premiers chocs photographiques. Mais marqué au moins tout autant par la peinture, la poésie et la littérature : Verlaine, Rimbaud, Prévert, Apollinaire, Nerval, Sartre et Nizan, Hegel, Freud et Marx. Sans oublier la musique : Berlioz, Beethoven et Tchaïkovski. Et Jean-Luc Godard.
©Jean-Claude Bélégou
2011/2013 ÉTUDES / HUMANITÉS
La teinte ombreuse et mélancolique de ces séries rompt avec les couleurs vives et ensoleillées, avec cette espèce de jouissance dionysiaco-tragique et parfois lyrique des séries couleurs précédentes, celles de La revanche de la chair ou de Éloge de l'amour.
Ici la couleur se fait économique, presque monochrome, la lumière devient clair-obscur de journées grises et pluvieuses. Ici lumière du nord, dépouillement, traces et marques du temps, les poses récurrentes et la mise en scène sommaire, les modèles que je ne cherche pas à choisir, que je prends comme elles ou ils viennent, guère trop de sentiment. Pourquoi ? Je serais bien en peine de l'expliquer, l'air du temps peut-être, le parcours accompli de l'image et de la vie sans doute. Une certaine tristesse du monde.
Mais toujours cette obsessionnelle quête de la vérité des corps et des visages, des peaux, des êtres. Vérité impénétrable et revêche, qui se défile sans cesse comme elles se dérobent, et qui pourtant affleure de courts moments privilégiés.
Le projet est né des photographies de la série Études/Les modèles : atteindre une certaine vérité des personnes en les photographiant telles qu’elles sont, hommes, femmes de tous âges et tous physiques. Il y a dans la série une dimension réaliste, voire vériste, mais sans doute symboliste aussi. Il y a des plus ou moins vêtues, des dévêtues et donc ce sont en quelque sorte des portraits nus, si par portrait on entend le corps dans son entier et si on refuse, comme je l’ai fait, l’opposition corps/visage…
Pour les prises de vues, j’ai travaillé en général sur deux longues et silencieuses journées par modèle, en lumière du jour, de préférence plutôt grise, dans mon atelier : un mur, un lit, une chaise, le parquet, c'est un dispositif assez dépouillé et rudimentaire. Si il y avait des peintres ce serait entre Rembrandt, Karl Hubbuch et Lucian Freud, Hammerschoï... Si il y avait des photographes les quelques nus qui nous sont restés de Le Gray et E.J. Bellocq.
Retour au portrait donc, dénuement du décor, le toujours même mur, les toujours mêmes poses ou trames de déroulé des prises de vue, mise à nu des êtres, toujours la recherche d'une certaine Grâce, entendue au sens pascalien du terme, une certaine économie de moyens.
Plaquer là les modèles de circonstance, contre un mur gris, sur une chaise, un lit, le parquet et attendre, espérer la splendeur de la chair, le don.