© Vincenzo Galdi
Historique
Le nu photographique apparaît en même temps que les premiers daguerréotypes, au début du XIXème siècle. Il s'agit tout d'abord de remplacer par la photo le croquis basé sur modèle, la photographie étant plus efficace puisque plus réaliste. Dans les archives du musée d'Orsay ont été retrouvés des clichés quadrillés au crayon qui ont probablement servi à l'étude des proportions du corps humain. Cette pratique est alors réprouvée par les plus conservateurs, en ce qu'elle ne permet pas le perfectionnement d'une technique manuelle comme c'est le cas en dessin, en peinture ou en sculpture. À cette époque, la photographie est encore considérée comme un outil plutôt qu'un art.
Carte postale d'esclaves françaises, XIXème siècle, photographe anonyme
Très rapidement, le nu féminin devient hégémonique dans l'exercice du nu photographique. La supériorité numérique des photographes hommes explique en partie cela. La circulation illégale de clichés érotiques stéréoscopiques, également. Dans une société patriarcale dans laquelle la femme n'a pas encore voix au chapitre, l'émoi provoqué à la vue d'un corps nu est réservé à un public exclusivement masculin. C'est le modèle féminin, aux courbes marquées, aux pubis poilus et à la peau de porcelaine, qui est privilégié. En marge de ce monopole du nu féminin se développe le nu masculin, sous les objectifs Jean-Louis Marie Eugène Durieu, Thomas Eakins ou Vincenzo Galdi, mais il restera un sous-genre confidentiel.
Durieu, Jean Louis Marie Eugène (1800-1874) - Nu masculin assis - ca. 1855 - Puig p.4
De manière générale, la photo de nu est principalement pratiquée par des photographes hommes, et leurs modèles essentiellement féminins. Le privilège du noir et blanc va alors de pair avec une vision idéalisée de la femme, montrée de face ou de profil, dans des positions d'abandon physique. Rares sont les photographes féminines qui s'essayent au nu, encore moins au nu masculin. Un état de fait qui rend compte et contribue au rapport de force hommes/femmes dont pâtissent ces dernières. Le développement incroyable de la publicité dans les années 60 participe à l'aliénation du corps féminin et aux fantasmes d'une société patriarcale.
Publicité pour une marque de costume pour homme, 2014
La naissance du cinéma et l'essor de l'industrie pornographique au début du XXème siècle va orienter le nu photographique vers une sexualisation plus importante des poses. Le recours à la couleur fait perdre au cliché de nu son aspect idéalisé. La réalité des corps dénudés dans des positions lascives rend la photo triviale, crue. Au portrait individuel sont préférés le duo et la photo collective. Jeff Koons et ses travaux érotico-pop répondent à ces nouvelles exigences dans les années 80. Malgré une évolution des mœurs, la photo de nu est encore aujourd'hui majoritairement pratiquée par des hommes utilisant des femmes pour modèles. Le nu masculin, s'il existe, reste cantonné à la sphère pornographique et échappe à la photo d'art.
© Jeff Koons, Koons et Cicciolina
Focus
Dites-moi quel est votre nu, je vous dirai qui vous êtes. Retour sur quelques praticiens du nu.
Lucien Clergue
Ancien directeur des rencontres photographiques d'Arles disparu en novembre dernier, le photographe tire sa renommée de ses travaux sur la nudité. Deux séries en particulier l'illustrent dans ce genre particulier : le « Nu zébré » et le « Nu de la mer ». Comme de nombreux artistes avant lui, c'est le corps de la femme qui est célébré. Les proportions sont idéalisées, de sorte que les clichés s'inscrivent dans une démarche conventionnelle de reprise du mythe de la femme parfaite. Toutefois, les jeux d'ombres et de lumière, notamment grâce au reflet de l'eau sur la peau, rendent certaines photos abstraites, et font (presque) oublier la présence du corps féminin. Une approche à mi-chemin entre la photo érotique et la photo d'art.
© Lucien Clergue, série "Nu zébré"
© Lucien Clergue, série "Nu de la mer", Camargue, 1966
David Hamilton
Londonien de souche, le photographe est influencé par les paysages verdoyants du Dorset, comté dans lequel il résidera, enfant, durant la seconde guerre mondiale. En comparaison avec d'autres photographes du nu, Hamilton propose une vision édulcorée du corps féminin. Plongées dans un cadre bucolique ou dans le secret d'une chambre, les courbes des modèles sont estompées par un effet de buée qui rend le cliché onirique. Cette irréalité est toutefois compensée par la sensualité qui se dégage des photos d'Hamilton. Les modèles, très jeunes et parfois androgynes, gisent, étendues sur un lit ou sur le rebord d'une piscine. Les yeux fermés, elles semblent attendre, innocentes. Certaines photos suggèrent le lesbianisme des modèles. On est toutefois loin d'une avancée féministe, il s'agirait plutôt de la représentation d'un fantasme masculin encore une fois.
© David Hamilton, le songe de Poliphile, 2011
© David Hamilton, le songe de Poliphile, 2011
Jeff Koons & Robert Mapplethorpe
Beaucoup plus explicites, ces deux photographes américains exploitent le potentiel pornographique de la photo de nu. Tous deux nés dans l'après-guerre, leur esthétique se caractérise par une mise en scène artificielle des corps. Ils se distinguent notamment par leur traitement de la couleur et du décor. Alors que Mapplethorpe privilégie les arrière-plans unis - noir, gris ou blanc – sans autre ornement que des corps souvent masculins, Koons traite son sujet d'une manière beaucoup plus pop où les couleurs vives fusent (bleu, orange, rose). Là où son aîné ne montre « que » des pénis en érection (les têtes des modèles sont coupées du cadre), Koons dramatise ses clichés en se mettant lui-même en scène avec sa partenaire de l'époque, Cicciolina. La frontière entre art et pornographie est ici floue. Seul peut-être le cadre baroque des clichés fait pencher la balance du côté de la création artistique. Quant à Mapplethorpe, la sublimation du corps – musclé et brillant, aux proportions idéales – le distingue de triviales photos érotiques. Dans les deux cas, le corps masculin est mis en valeur ce qui constitue une nouveauté. Si l'évolution est remarquable, on est encore loin d'une représentation vraisemblable du corps féminin (sexe épilé, ventre plat, poitrine généreuse). Le corps masculin n'est pas montré de manière réaliste non plus.
© Jeff Koons, Made heaven #23
© Robert Mapplethorpe, Allistair Butler, 1982
Joel-Peter Witkin
Le photographe est marqué par un événement qui ne cessera d'influencer ses travaux : alors qu'il a six ans, Witkin est témoin d'un accident de voiture au cours duquel la tête d'une fillette est tranchée et finit par rouler à ses pieds. Il n'aura de cesse, dans sa quête photographique, de retrouver quelque chose de cet épisode programmatique. Le nu de Witkin se défait de toute portée érotique. Bien au contraire, le côté morbide du corps humain est accentué, tas de chair en voie de décomposition. Les modèles atypiques sont ceux qu'il préfère : nains, personnes obèses, porteuses de handicap, mutilées. La nudité n'est ici qu'un moyen de renforcer l'aspect provisoire et mortel de l'homme ; la peau souvent abîmée, sorte d'historique des blessures et aléas de la vie.
© Joel-Peter Witkin
Spencer Tunick
Également de nationalité américaine, cet artiste contemporain s'émancipe des conventions de la photo de nu pour montrer des foules de corps nus, le gros plan étant délaissé au profit du diaporama et du plan large. Là non plus, pas de sexualisation des corps mais contrairement à Witkin, Spencer Tunick fait sourire son spectateur en le surprenant. Ce n'est qu'après avoir regardé de près ses clichés que l'on comprend que les pans entiers couleur « chair » (pour le coup, vraiment!) correspondent à une marée humaine. Des centaines de volontaires, hommes et femmes, posent plus ou moins sans difficultés, dans des décors urbains ou ruraux. Un traitement démocratique de la photo de nu puisque tous les corps, de tous âges et de tous les sexes sont les bienvenus. L'absence de focus sur des détails corporels annihile la notion d'imperfection : les corps sont beaux, en entier et tous ensemble.
© Spencer Tunick, Austria 2 (The Ernst Happel Stadium, Kunsthalle Wien) 2008
c-print mounted between plexi
h: 89.25 x w: 71 in / h: 226.7 x w: 180.34 cm
© Spencer Tunick,
Buffalo 1 (Central Terminal, Albright-Knox Art Gallery) 2004
c-print mounted between plexi
h: 89.25 x w: 71 in / h: 226.7 x w: 180.34 cm
Sally Mann
L'une des seules photographes de nu qui soit une femme. Le travail de Sally Mann est un retour aux origines primitives de l'homme. Ni sexuel, ni drôle et encore moins morbide, la nudité est souvent incarnée à travers des corps d'enfants. Quant au cadre, les prises en extérieur sont privilégiées, dans la nature. Si l'on considère que la photographe utilise la technique du noir et blanc, on ne manquera de voir dans ses clichés une portée universelle et intemporelle : il s'agit de l'Enfant, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne. Nommée photographe de l'année en 1995, Sally Mann s'intéresse en particulier au passage de l'adolescence à l'âge adulte (série At Twelve), faisant de la nudité le lieu du changement. La peau est chez Mann perméable, plastique. Une approche qui évite l'écueil de la dichotomie homme/femme.
© Sally Mann, Family pictures, 1984-1991
© Sally Mann, Family pictures, 1984-1991
Will McBride
D'origine américaine, le photographe vit et travaille actuellement en Allemagne. Comme Sally Mann, son intérêt se porte vers le moment charnière qu'est l'adolescence. Toutefois, la nudité chez lui se concentre plutôt autour du corps masculin. La visée du photographe est pédagogique plus que mythologique ou sexuelle. La publication de son ouvrage Show me ! (Zeig mal !, en Allemand) lui attire la censure dans certains pays. La nudité est appréhendée ici comme un fait naturel dont il ne faut pas avoir peur ; au contraire, le lecteur (l'enfant et ses parents) est appelé à se familiariser avec des termes tels que « vagin » ou encore « orgasme », déconstruisant le mythe de la petite fille née d'une rose et le petit garçon d'un choux. Une démarche rationnelle et émancipatrice, qui redistribue les cartes du genre du nu photographique.
Extrait du livre Show me !, Will McBride
Marie Beckrich