Une lumière rouge éclaire fébrilement un corps androgyne nu cinglé d’une chaîne dont on ne sait si elle est la bandoulière d’un sac a main ou d’un accessoire autoritaire. A sa gauche, deux mains se joignent dans un geste d’adoration agitée tandis qu’un homme se penche dans une révérence pour lui embrasser l’épaule droite. Dans le même rouge sang qui embrase la scène floue, les lettre du titre, All About Love. Avec ces mots, ceux qui suivent en introduction et ses photographies volées, Jean-Christian Bourcart humanise l’industrie codifiée du sexe en utilisant un appareil photo à l’insu de ses protagonistes.
Le procédé est simple : la main sur le déclencheur caché dans la poche trouée de sa veste, il imite l’attitude vagabonde du client dans les couloirs et les chambres des bordels, clubs échangistes et SM. Son regard avide se charge du reste, même s’il garde une attitude pressée — il s’en rendra vite compte, mieux vaut passer pour un pervers que pour un intéressé.
La lumière rouge omniprésente revêt des accents cinématographiques quand elle jaillit des ampoules brutes, mais ces photographies n’ont de la fiction que les fantasmes de leurs modèles inconscients. Et encore, là n’est pas le propos. L’ouvrage déploie le vaste univers des désirs, jusque dans cet homme dont Jean-Christian Bourcart se demande quelle souffrance le pousse dans un tel retranchement émotionnel — l’homme passe ses nuits à se masturber, rampant sur le sol à l’affût de pieds à se mettre sous la lèvre. Surtout, il déconstruit l’iconographie largement fantasmée de la prostitution en violant ses règles. Des putes, il fait des madones solitaires qui chassent le désœuvrement de l’attente dans de petites chambres à leur image. Il guette les détails des lieux, des accessoires, des corps et de leurs postures expressives, désabusées, fragiles, renfrognées, agitées, parfois jusqu'à la détresse.
Il capture cette intimité que les passeurs ignorent, préférant l’anonymat de ce royaume qu’ils espèrent aussi éphémère que leurs pulsions. Il dérobe et l’assume. L’honnêteté devient élément esthétique — celle du photographe, qui ne cache pas le mélange d’anxiété et d’excitation qu’il ressent en trahissant du même coup les pactes pornographiques et photographiques, et celle de ces corps qui, ignorant la présence de l’objectif, ne prennent pas la peine de se travestir dans une pose. C’est la règle qu’il s’est fixé, avant de se confronter à d’autres rapports observateur/observé. Ses séries évoluent autour de la relation qu’il impose entre le photographe et ses sujets : dans Traffic, il les braque avec son téléobjectif intrusif ; pour Camden, il va à leur contact pour palper la pauvreté de près ; dans The Black Sheet, il capture leur reflet, et parfois le sien, dans une surface noire suffisamment éclairée pour être réfléchissante ; dans I Shot the Crowd, il s’immerge dans les foules. A chaque fois, c’est la photographie qu’il redéfinit.
Texte de Nan Goldin