Pélerins à Medjugorje, lieu d’apparition de la Vierge Marie en 1981 © Milomir Kovacevic
On sait, ou l’on devine, que l’Eglise catholique romaine dispose d’une tradition multiséculaire pour discerner, de son point de vue, les apparitions mariales. Le discernement est régi par des règles rigoureuses, qui peuvent paraître étonnantes pour les non initiés. Les apparitions de Medjugorje ont été longuement discutées par les experts de l’Eglise. II est impossible de rentrer ici dans le détail de ces controverses. Ce qu’il importe seulement de savoir, c’est que l’Eglise ne s’est pas prononcée à ce jour sur l’effectivité d’apparitions surnaturelles. La question de la véracité des apparitions du point de vue du magistère catholique est donc toujours pendante.
Malgré cela, le village de Medjugorje, qui est donc resté, du point de vue de l’Eglise, une simple paroisse, et qui n’est donc pas, ou pas encore, un “sanctuaire marial” (un lieu d’apparitions surnaturelles reconnues), est devenu en quelques années un but de pèlerinage mondialement connu. Des centaines de milliers de croyants se rendent chaque année dans ce village et sont persuadés qu’il s’y est passé quelque chose.
Les photos présentées ici ont été prises par Milomir à Medjugorje sur une période d’une dizaine d’années, courant jusqu’au début de la guerre en 1992. On perçoit le point de vue qui risque d’être pris implicitement sur les photographies de Milomir: ce sont de belles photos qui nous montrent les survivances d’un monde révolu, les dernières images d’un monde désuet, d’un monde naïf, d’un monde de superstitions et de fétichisme. On sous-entendra une certaine commisération pour ces gens un peu naïfs, un peu simples. “Nous autres, nous sommes cultivés, nous lisons les bons journaux, les bons magazines, nous voyons les bons films et les bonnes expositions, nous sommes au dessus de tout cela”. Voire.
Faut-il rappeler que le catholicisme romain constituait, et constitue encore, un “système” complet qui sculptait longuement les âmes, en vue d’assurer leur salut. Tout ce que l’on voit sur les photos de Milomir, des médailles à la confession, des rosaires à l’eau bénite, des images pieuses aux chapelets, est à sa place et s’intègre d’une manière parfaitement logique dans une immense tradition, constamment travaillée et adaptée, qui a sculptée l’âme occidentale durant un millénaire et plus. Tout ce que l’on découvre sur ces photos renvoie à cette tradition cohérente.
Alors que notre monde, lui, est devenu celui de l’indiférence et de la froideur. Indiférence, froideur, glaciation mentale, c’est le prix d’entrée pour faire partie du monde qui compte, celui de l’argent et de la culture, en postmodernité. Et c’est bel et bien dans le monde de la “culture” que l’on peut repérer des mentalités et des aspects que la civilisation occidentale ne connaissait plus depuis des millénaires : le fétichisme, l’adulation d’objets. Le fétichisme ne se situe donc pas là où on l’attend.
Le fétichisme et la superstition existent bien dans nos sociétés. La bourgeoisie culturelle tardive et hallucinée adore des fétiches : les “oeuvres d’art”. Plus exactement elle adule l’idée d’art. “Est-ce de l’art ?”, “Est ce un artiste ?”.
L’œuvre de Milomir ne donne pas prise à cette obsession, elle est volontairement anti-spectaculaire. Vérifiez : le monde de Milomir n’est pas pétrifié, esthétisé, glacé, le bavardage mondain mécanique ne peut avoir d’emprise sur lui. C’est un des très rares résistants à la froideur culturelle, il nous contraint à penser le monde réel, celui où des hommes travaillent, luttent, sou'rent ou trouvent l’apaisement.
C’est cela, et le choix technique du classicisme des maîtres de la photographie, qui rendent les photos de Milomir universelles, intemporelles. Ce contact avec le monde réel, ce sont les hommes, avec leurs espérances, leurs souvenirs et leurs petites idiosyncrasies. Ils sont toujours là, avec Milomir, que ce soit dans les bistrots, dans les rues de Sarajevo assiégée puis à Paris, ou avec ces pélerins à Medjugorje. Cela a d’autant plus d’importance que la vraie vie se fait rare, précisément étou'ée par notre postmodernité où le ricanement mécanique remplace le grand rire franc, les récitations de magazines culturels remplacent les bonnes blagues et les expositions remplacent les bistrots.
Ainsi, les photographies de Milomir sont précieuses. Autrement précieuses que des fétiches artistiques. Face à l’emprise du primitivisme halluciné de l’art, face à la mécanisation de l’esprit par le bavardage culturel, Milomir nous rappelle qu’il y a des poches de résistance, religieuses, populaires, là où justement l’esprit est encore vivant. Là où des hommes tentent encore de vivre en hommes, tout simplement, avec toute la grâce que cela leur confère, et qui nous est si proche. Milomir Kovačević éveille ce qu’il y a de plus beau dans notre regard.
Jacques-Yves Rossignol, octobre 2014