Yougoslavie, 1953 © Marc Riboud
Expositions du 3/10/2014 au 21/2/2015 Terminé
Le Plateau - Région Rhône Alpes 1 esplanade François Mitterand 69002 Lyon France
Je pratique plus souvent la photographie comme un travail de solitaire, comme un métier de silence, avec de longues heures de marche, de flânerie et d’attente. J’aime aussi photographier les détails, les toutes petites choses de la vie ordinaire. Je ne suis ni philosophe ni sociologue, je regarde la surface des choses. Les Grecs disaient que l’âme se promène sur la peau ; ainsi elle ne serait pas à l’intérieur de l’homme comme le pensent les chrétiens. Le photographe est « un joyeux sensuel parce que l’œil manipule les sens et non les idées », comme l’a dit Walker Evans, « il est un voyeur, un grand bricoleur et un petit espion ».Le Plateau - Région Rhône Alpes 1 esplanade François Mitterand 69002 Lyon France
Marc RIBOUD
L’exposition « Marc Riboud, Premiers déclics » montre les premiers pas du jeune Lyonnais dans la photographie et son rapide apprentissage. L’exposition commence avec quelques-unes de ses toutes premières photographies, à Lyon et dans les Alpes, ainsi qu’aux Etats-Unis où il se rend dès 1952. Les images se font plus nombreuses au début des années 1950, quand Marc Riboud s’installe à Paris et devient photographe.
Influencé par les photographies d’Henri Cartier-Bresson, rencontré par l’intermédiaire de son frère Jean, Marc Riboud s’entraîne à composer les images comme des figures libres et rigoureuses. Dans ses photographies du Paris d’après-guerre, la géométrie organise l’espace, et le viseur de l’appareil est une fenêtre pour observer ses semblables avec une curiosité souvent teintée d’un humour léger, jamais méchant. Henri Cartier-Bresson devient le « mentor », l’ami affectueux et parfois sévère qui accompagnera le jeune photographe de ses conseils pendant ses premiers voyages à l’étranger.
Ces premières années respirent la joie de la liberté enfin conquise et la ferveur des découvertes. Découverte émerveillée de la lumière méditerranéenne en Yougoslavie et de l’Orient proche et lointain, que Marc Riboud traverse par la route d’Istanbul à Calcutta. Découverte de la Chine, immense et encore rurale, marquée par le maoïsme et fermée aux étrangers. Découverte d’un monde blanc, sur lequel toutes les silhouettes se découpent, formes noires sur fond de neige, en Alaska, série exposée pour la première fois à Lyon.
Pendant ces dix premières années, Marc Riboud prend de nombreuses photographies qui comptent aujourd’hui parmi ses plus célèbres. Il a trente ans, le talent est déjà là, et le travail constant, la rigueur du choix, définissent très rapidement ce qu’on pourrait appeler son écriture. Les tirages réalisés pour cette exposition montrent, chronologiquement et à travers les différents pays photographiés, cette construction d’un regard singulier, cet apprentissage d’un langage visuel et ce, quelques années avant les grands sujets d’actualités qui, dans les années 1960, passionneront un Marc Riboud engagé.
LA CONSTRUCTION D’UN REGARD
PREMIÈRES PHOTOGRAPHIES : 1942 - 1952
Les toutes premières photographies prises par Marc Riboud sont rares à avoir survécu au temps : il y a cette vue de sa fenêtre à Lyon, quelques images des Alpes où il se rendait souvent, alpiniste ou chasseur alpin, ces passants assis sur des marches, dont les silhouettes se détachent parfaitement les unes des autres, ou encore ces visages encadrés par les hublots d’un paquebot accostant à New York. Marc Riboud n’est pas encore photographe, mais les premiers éléments de son « vocabulaire » sont là : la force de la géométrie, l’importance de la composition, et l’attention sincère portée aux hommes qu’il aime observer.
Lorsqu’il choisit de se consacrer à la photographie, Marc Riboud se tourne vers la toute jeune agence Magnum, fondée en 1946 par Henri Cartier-Bresson, George Rodger, David Seymour et Robert Capa.
Il déménage à Paris et photographie dans la rue toutes les petites scènes de la vie quotidienne et les visages qui attirent son attention.
Comme un touriste curieux, le jeune Lyonnais se rend au jardin des Tuileries, sur la pointe de l’île de la Cité et... sur la tour Eiffel en train d’être repeinte. Les peintres travaillent sans filet et se protègent des gouttes de peinture par des chapeaux à larges bords. Zazou, peintre funambule dont la grâce aérienne est soulignée par le dessin précis des poutrelles métalliques, sera la figure de la première publication de Marc Riboud, dans Marie-Claire et dans le grand hebdomadaire américain Life. Ce sera aussi son sésame pour Magnum, dont il devient membre la même année.
FRANCE ET ANGLETERRE, 1953 - 1954
Après être entré à l’agence Magnum, Marc Riboud continue à photographier Paris, sa ville d’adoption, sous forme de « sujets » : la clinique vétérinaire financée par le duc de Windsor où les animaux de tous sont soignés gratuitement, l’apparition des premières télévisions, dans les mairies, autour desquelles se réunissent petits et grands pour les nouveaux programmes. Il suit également un pèlerinage à Chartres, auquel participe François Mauriac.
Il y photographie cette jeune femme se confessant à travers un panneau ajouré : les différents plans, de part et d’autre de l’arc de cercle qui entoure un groupe de fidèles, expliquent ce à quoi nous assistons, non sans tendresse et une pointe d’ironie.
Quelques mois plus tard, Robert Capa envoie Marc Riboud en Angleterre, pour « voir les filles et apprendre l’anglais ». Marc Riboud aime raconter qu’il n’a pas appris l’anglais, pas fréquenté les filles, mais qu’il a beaucoup photographié. Il raconte dans ces images la vie de Londres après la guerre, ses derniers joueurs d’orgue de barbarie ou l’élégance surannée de son establishment. Il photographie les loisirs de ces Anglais qui se détendent sur les plages de Southend-on-Sea, bondées en fin de semaine, et qui ne sont pas sans points communs, quelques décennies plus tôt, avec les images de Martin Parr.
Malice et amusement, mais aussi gravité quand Marc Riboud photographie le visage des dockers en grève. Pour le magazine Picture Post, il se rend à Leeds et nous montre l’austérité de cette ville industrielle du nord de l’Angleterre, où les conditions de vie des ouvriers ne semblent guère avoir changé depuis le XIXe siècle. Les habitations de brique forment des perspectives interminables que rythment, dans la brume, les cheminées d’usine.
© Marc Riboud
Marc Riboud se rend en Yougoslavie en 1953, c’est son premier reportage à l’étranger. Il aura la chance d’être guidé par Madeleine Denegri, une française qui avait été secrétaire d’André Gide et qui avait épousé juste avant la guerre un jeune professeur de grec de Split. En 1953 le pays sortait encore exsangue de la guerre mais la vie reprenait, et Marc Riboud photographie quelques scènes dans une campagne qui paraissait presque inchangée depuis l’Antiquité.
VERS L’ORIENT, 1955 - 1957
En 1955, Marc Riboud rachète à son ami le photographe George Rodger sa vieille Land Rover et, accompagné de sa sœur, entame un voyage qui le conduira par la route jusqu’en Inde. Il photographie Istanbul, capitale vivante et bruyante, les jeux des enfants d’Ankara et aussi les chantiers de construction où d’énormes tuyaux lui offrent des lignes et des cercles, avec lesquels il s’amuse à dessiner, comme il aime à le faire, des ellipses autour des silhouettes des ouvriers. Il se dirige à son rythme vers l’Est, traverse les étranges paysages de Cappadoce où les habitations troglodytes sont installées dans d’étonnants cônes, pitons ou cheminées de fée. Suivant le tracé de cette ancienne route de la soie, il arrive en Iran, s’attarde à Téhéran pour photographier les écoles de lutteurs, puis se rend en Afghanistan. A la frontière avec le Pakistan, il photographie de près ces nombreuses fabriques d’armes où travaillent hommes et adolescents. Sa présence semble facilement acceptée, et il se promène parmi ces artisans qui forgent, façonnent, ou bien se reposent en buvant du thé, dans des ateliers rudimentaires. La dureté du regard du « garçon au pistolet » contraste avec sa jeunesse, et en fait l’image la plus frappante de cette série. Marc Riboud s’est longtemps demandé si, adulte, le garçon avait porté les armes et dans quel combat.
Les rouleaux de films sont envoyés à Magnum au fur et à mesure du périple, pour être développés, tirés et édités à Paris, afin de former des récits photographiques d’une quinzaine d’images qui sont proposés aux magazines. Henri Cartier-Bresson regarde les planches-contact et envoie à Marc Riboud des lettres où se succèdent conseils, compliments, critiques, tuyaux et adresses d’amis.
A son arrivée en Inde, il passe par Chandigarh, la ville conçue par l’architecte et urbaniste Le Corbusier, un vrai paradis de lignes pour un photographe géomètre. La construction de la ville a commencé quelques années plus tôt et Marc Riboud joue avec les volumes et la lumière qui découpe de grands triangles sur les parois de béton. Il reste un an à Calcutta, rencontrant des artistes comme le musicien Ravi Shankar, ou encore le cinéaste Satyajit Ray.
Il photographie les brumes de la région de Darjeeling et dans le petit royaume du Népal, il assiste aux fastes du couronnement du roi qui défile avec sa cour sur de splendides éléphants. Les images en couleur de cette actualité seront largement publiées par les journaux, mais Marc Riboud retient de cet événement un « à-côté » : des spectateurs assistent à la cérémonie à travers 18 fenêtres semblables de la façade d’une maison, chaque rectangle identique entourant une scène différente, une image dans l’image. C’est un des premiers sujets d’actualité « couvert » par le photographe qui préfère longtemps travailler sans commande et ne photographiera de grands sujets d’actualité qu’à partir du début des années 1960.
Après un an passé en Inde, Marc Riboud ne pense qu’à se rendre en Chine, pays pratiquement fermé aux étrangers et très peu photographié depuis le séjour d’Henri Cartier-Bresson en 1948 alors que le gouvernement nationaliste du Kuomintang vit ses derniers jours.
Avec l’aide de l’écrivain Han Suyin et du comte Stanislas Ostrorog, ambassadeur de France en Inde et au Népal, Marc Riboud obtient le précieux visa et entre en Chine au premier jour de 1957. Il passe trois mois à sillonner le pays, accompagné de son « ange gardien », un interprète qui ne le quitte pas, mais qu’il parvient parfois à semer. Marc Riboud n’a de cesse de photographier, en ville ou à la campagne, dans les usines qui se développent ou dans les réunions politiques.
Découvrant ce monde si lointain, il est guidé par les femmes et les hommes qu’il rencontre. Il photographie des figures, comme cette aristocrate, tête haute et cigarette à la main, croisée dans une avenue de Pékin, ou encore cette paysanne si gracieusement pensive dans un train. Ailleurs ce sont des silhouettes, un balancier sur les épaules ou bêchant la terre, donnant l’échelle de l’individu face à l’immensité du pays lancé dans la collectivisation forcée.
Le contraste est grand entre cette Chine et le Japon où Marc Riboud poursuit son voyage. Il y photographie les jeux olympiques, mais surtout ses habitants, entre tradition et modernité occidentale, à peine dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et des années d’occupation américaine. Il regarde surtout ces femmes, discrètes ou rieuses, passantes en kimono ou mannequins engagés dans un étonnant rallye de photographes amateurs. Ces femmes, et leur place dans la société japonaise, seront le sujet de son premier livre : Women of Japan, aux éditions André Deutsch, également publié en néerlandais, avec un texte de la journaliste et romancière Christine Arnothy.
ALASKA, 1958
Rentré précipitamment au chevet de sa mère mourante, Marc Riboud repart quelque mois plus tard pour un voyage qui le mènera d’Anchorage en Alaska, à Acapulco au Mexique. Après le Moyen-Orient et l’Asie, le photographe découvre une immensité blanche où la neige constitue un fond presque uni, sur lequel se dessinent les hommes emmitouflés, les maisons et même un cheval gelé sur ses jambes et tombé, raide mort. Ce blanc omniprésent semble amener Marc Riboud à des photographies presque abstraites, épurées. Certaines de ces photographies ont été publiées à l’époque, un petit nombre a été montré dans des expositions, mais ces images d’Alaska forment un véritable ensemble, plus large, qui est présenté à Lyon pour la première fois. Les silhouettes chaudement vêtues contrastent avec les danseuses d’une caserne militaire, et les jeunes, désœuvrés, se réchauffent dans un bar interdit aux mineurs. La rudesse du blizzard enveloppe traîneaux et chiens, et les grandes histoires de trappeurs, les récits de Jack London au Grand Nord ne sont pas très loin.
EUROPE-RUSSIE, 1958 - 1960
Le reportage en Russie marque la fin de ces dix premières années de Marc Riboud photographe. Des années marquées par un tempo lent et fécond : un an pour arriver en Orient, un an en Inde, près de quatre mois en Chine, et trois mois encore dans la Russie de Nikita Khrouchtchev. Sa personnalité a eu le temps de s’affirmer. Il ne se lasse jamais de regarder les femmes, les hommes, les enfants en se plaçant juste à la bonne distance pour les comprendre et révéler leur singularité. Marc Riboud aime aussi le monde industriel, pour la force de ses combats et pour les formes parfois somptueuses qu’il donne à voir, comme ces courbes magnifiques du paquebot France. Partout, il guette la beauté, les surprises visuelles et les rencontres, inattendues ou cocasses. Les années 1960 seront un autre chapitre de sa vie, rythmées par les indépendances africaines, les guerres en Algérie et au Vietnam, les événements de mai 68, et paradoxalement, Marc Riboud sera toujours aussi jeune, l’œil toujours aussi curieux de regarder, de comprendre.