Pe?cheur au carrelet. 1925 © Ecole française d’Extre?me-Orient/Jean Manikus
L’exposition ici présentée fait suite à celle qui s’est tenue au musée Cernuschi en 2012, Du fleuve Rouge au Mékong. Cette dernière témoignait de la présence des peintres français au Vietnam, de l’impact de ce nouvel environnement sur leur œuvre et de leur rôle dans l’établissement à Hanoi, en 1924, d’une école des beaux-arts. Elle soulignait son importance dans la naissance d’un mouvement pictural autochtone.
Le musée continue de porter son regard sur les liens culturels qui unirent la France et le Vietnam au cours du XXe siècle. Il dévoile aujourd’hui au public quelques aspects de la tâche entreprise par l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), célèbre institution orientaliste et, à travers son riche fonds photographique, offre ainsi un parcours au cœur de ce pays, de ses traditions et des sites prestigieux de son histoire.
Des explorateurs, savants et archéologues, pressentant la richesse archéologique de cette civilisation ancienne, ouvrirent le champ des études du Vietnam. Passionnés par leurs missions, ils relevèrent les inscriptions de son passé, étudièrent les us et coutumes de ses populations et fondèrent ses premiers musées. Ils rapportèrent de leur séjour des aquarelles et de précieux témoignages photographiques.
Des photographies anciennes présentent des sites archéologiques, des édifices dont certains sont aujourd’hui disparus, la construction des musées à Danang et Hanoi, des pagodes du nord Viêt Nam ainsi que la dernière cérémonie rendue au ciel, le Nam Giao, par l’empereur Bao Dai.
Quelques aquarelles, estampages originaux et journaux de fouilles complètent l’ensemble.
L’ÉCOLE FRANÇAISE D’EXTRÊME-ORIENT
L’École française d’Extrême-Orient, fondée en 1898 à Saigon, est un établissement relevant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Son champ de recherche est l’étude des sociétés et des civilisations de l’Asie qu’elle aborde à travers des études de terrain, pluridisciplinaires et comparatistes, associant l’histoire, la philologie, l’ethnographie, l’archéologie, et les sciences religieuses. Les pôles de compétence de ses enseignants chercheurs comprennent l’étude des textes et l’histoire de l’art ; l’archéologie, l’histoire de l’architecture et la conservation monumentale ; l’anthropologie religieuse et politique ; l’histoire moderne et contemporaine.
L'implication de longue date de l'EFEO en Asie la porte naturellement à s'intéresser aussi aux questions contemporaines, aux liens entre l'histoire des sociétés et les transformations qu’elles connaissent au XXIe siècle ainsi qu’aux échanges entre les sphères de la recherche et de la politique.
L'EFEO est présente, grâce à ses 18 implantations, dans 12 pays d'Asie. Cette spécificité permet à ses 42 chercheurs permanents d'être sur le terrain, d'animer un réseau de coopérations locales et d'échanges internationaux entre scientifiques orientalistes.
L’EFEO AU VIETNAM
La Mission archéologique permanente en Indochine qui devient rapidement l’École française d’Extrême-Orient, est créée le 15 décembre 1898, sous l’égide de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et par arrêté du gouverneur général de l’époque, Paul Doumer. Elle a pour mission de « travailler à l’exploration archéologique et philologique de la presqu’île indochinoise, de favoriser par tous les moyens la connaissance de son histoire, de ses monuments, de ses idiomes, de contribuer à l’étude érudite des régions et des civilisations voisines ».
Originellement installée à Saigon, l’EFEO est transférée dès 1902 à Hanoi, nouvelle capitale de l’Indochine française. Son siège y restera cinquante ans.
Dès les premiers temps, et bien que la mission de l’EFEO s’étende à l’ensemble de la péninsule indochinoise, le Vietnam occupe une part importante des travaux des chercheurs. Le fruit de leur collaboration étroite avec des lettrés vietnamiens et des correspondants érudits donne lieu à de nombreuses publications dans les domaines de l’histoire, de l’archéologie, de l’histoire de l’art, de l’ethnographique, de la linguistique et de la philologie.
L’École a œuvré à la conservation du patrimoine artistique et archéologique vietnamien, non seulement par ses travaux de recherche et d’inventaire, mais aussi en assurant la création et la direction de plusieurs musées. Elle a en outre collecté de nombreux documents manuscrits et imprimés, constituant une riche bibliothèque, et relevé plusieurs milliers d’inscriptions par estampage.
L’EFEO, après avoir remis son patrimoine aux autorités vietnamiennes, quitte le Vietnam en 1961. En 1993, sur l’invitation de la République démocratique du Vietnam, l’École réouvre un centre de recherches à Hanoi. Une délégation est inaugurée au sud du Vietnam, à H Ch Minh-Ville en 2013.
LES FONDS PHOTOGRAPHIQUES DE L’EFEO
L’École française d’Extrême-Orient s’est dotée, dès sa création, d’une bibliothèque et d’une photothèque. De 1933 à 1959, elle s’adjoignit les services d’un photographe professionnel, Jean Manikus, secondé par Nguy n H u h . Ensemble, ils contribuèrent grandement à la constitution d’un fonds patrimonial de plus de 50 000 clichés. Lorsque, sous la pression politique, l’EFEO quitta son siège de Hanoi, une copie du fonds photographique fut envoyée à Paris où le siège était définitivement installé en 1961.La photothèque de Paris fut ainsi créée, prenant la relève de celle de Hanoi. Elle comporte aujourd’hui plus de 180 000 clichés de natures différentes : plaques de verre au gélatino-bromure d’argent, le plus souvent stéréoscopiques, négatifs, diapositives, tirages argentiques, clichés numériques. Les thèmes traités illustrent la richesse des disciplines abordées par l’EFEO : architecture, archéologie, épigraphie, ethnographie, histoire de l’art etc...
Ces archives photographiques constituent un fonds vivant qui ne cesse de s’enrichir grâce aux travaux des enseignants-chercheurs. Aux clichés les plus anciens viendront s’ajouter les images LIDAR (Light Detection and Ranging), technologie de topographie laser aéroportée qui a montré récemment des résultats spectaculaires dans le domaine de l’archéologie.
Rue commerçante à Hanoi avant 1922 © Ecole française d’Extrême-Orient
LES CHERCHEURS PHOTOGRAPHES
Les premiers chercheurs ont très tôt ressenti le besoin de compléter leurs notes et relevés par des photographies, clichés sur plaques de verre pris lors de leurs missions de terrains, malgré les déplacements dans la jungle d’un encombrant matériel photographique. Ces photos ont un intérêt scientifique majeur et sont dans certains cas les témoins uniques d’un passé disparu. Leurs auteurs ont grandement contribué à la connaissance du Vietnam :
Louis Bezacier (Cuffy, 1906 – Cuffy, 1966).
Architecte, archéologue formé à l’École des beaux-arts de Paris, à l’École pratique des hautes études et à l’École du Louvre, il devient membre de l’EFEO en 1935. Il est nommé conservateur des monuments du nord du Vietnam, puis de ceux de la région centre. Très rapidement, il entreprend les travaux de restauration de la très belle pagode Ninh Phúc à Bút Tháp et met au point sa technique de consolidation des structures en bois qu’il applique avec succès sur de nombreux édifices. Il assure aussi la restauration de temples chams et participe à des fouilles, notamment à Chánh Lo et Ȯc Eo. S’il prend sa retraite en 1964, il poursuit néanmoins son activité de recherche au sein de l’École jusqu’à sa mort en 1966.
Louis Finot (Bar-sur-Aube, 1864 – Toulon, 1935).
Épigraphiste formé à l’École des chartes, il est directeur de la Mission archéologique permanente en Indochine en 1898 (rebaptisée EFEO en 1901) à plusieurs reprises jusqu’en 1929. Il poursuit des travaux sur l’épigraphie khmère et enseigne l’histoire et la philologie indochinoise à l’École pratique des hautes études et au Collège de France. Lorsqu’il rentre définitivement en France en 1930, il s’installe près de Toulon dans une petite propriété qu’il nomme Santaram (« l’ermitage paisible » en sanskrit). Poursuivant inlassablement ses recherches, il est élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1933.
Jean Manikus (Gérardmer, 1903 – Phnom Penh, 1963).
Fils d’un chef d’orchestre hollandais qui occupa différents postes en Asie. En 1923, Jean Manikus est engagé comme opérateur de prises de vue, puis directeur du service production de la Société Indochine Films et Cinéma à Hanoi. Il est recruté par l’EFEO en 1932 dont il devient trois ans plus tard le chef du service photographique. Avec Nguyen Huu Tho, il est le fondateur de la photothèque. A son départ de l’EFEO en 1961, celle-ci contient plus de 50 000 clichés, souvent irremplaçables.
Henri Marchal (Paris, 1876 – Siem Reap, 1970).
Architecte, archéologue formé à l’École des beaux-arts de Paris, il est nommé en 1905 inspecteur des bâtiments civils du Cambodge et s’installe à Phnom Penh. En 1910, il devient conservateur adjoint de la nouvelle section des antiquités khmères du musée de l’Ecole (futur Musée national de Phnom Penh). Il devient Conservateur d’Angkor en 1916 et dirige maints chantiers jusqu’en 1957. Sa vie et sa carrière seront désormais liées au Cambodge et à l’EFEO. C’est dans ce cadre qu’il se rend régulièrement à Hanoi, siège de l’Ecole. Il en profite alors pour étudier les sites archéologiques du Vietnam. Il décède à Siem Reap en 1970.
René Mercier (Paris, 1886 – Les Sables-d’Olonne, 1974).
Après sa formation de graveur-ciseleur -école Boulle, École des arts décoratifs et Conservatoire des arts et métiers-, René Mercier enseigne le dessin et le modelage au sein de ces institutions et ouvre un atelier de gravure à Paris. En 1927, deux choix professionnels s’offrent à lui : graveur de monnaies en Inde au service du gouvernement britannique ou professeur de ciselure à l’École des arts appliqués de Hanoi. Il choisit ce dernier poste. Quelques années plus tard, René Mercier est recruté par l’École française d’Extrême-Orient à Hanoi. Il assure également des cours de ciselure à l’École des beaux-arts de Hanoi. Il exécute des médailles (médaille d’honneur de la Garde indochinoise, médaille du Service des forêts de l’Indochine), monnaies (sapèque au chiffre de l’empereur Bai Dai en 1933 notamment), plaques commémoratives (foire-exposition de Hanoi en 1941) et des distinctions bài (plaques de métal rectangulaires cousues sur le vêtement traditionnel vietnamien). Dans le cadre de ses travaux pour l’EFEO, René Mercier étudie les procédés de fabrication des tambours de bronze du musée Louis-Finot de Hanoi afin d’en assurer la restauration, et des techniques de fonderie artisanale vietnamienne. Aquarelliste, il aimait, lors de ses missions sur les chantiers archéologiques, poser son chevalet et saisir l’esprit de ces lieux qui l’enchantaient, ajoutant la couleur à sa passion de graveur.
Henri Parmentier (Paris, 1871 – Phnom Penh, 1949).
Architecte, archéologue formé à l’École des beaux-arts de Paris, il rejoint l’EFEO en 1900 et se consacre jusqu’en 1904 à l’étude et la sauvegarde des monuments du Vietnam. Il mène les importantes fouilles de Dṑng Duong et de Mỹ Sơn durant 11 mois ainsi que de Chanh Lô. Nommé chef du Service archéologique de l’EFEO, il consacre la majeure partie de ses travaux à l’art khmer. Il effectue cependant le relevé de la province de Tây Ninh, une monographie du temple de Vat Phu au Laos, des études sur le mobilier funéraire d’anciens tombeaux chinois du delta du fleuve Rouge etc. II sera amené par deux fois à assurer l’intérim de la direction de l’École.
Noël Peri (Cruzy-le-Châtel, 1865 – Hanoi, 1922).
Jeune prêtre, il est envoyé par les Missions étrangères en 1888 au Japon, à Matsumoto où il demeure six ans. Il entreprend tout de suite l’apprentissage de la langue et traduit deux des quatre Evangiles. Puis il s’installe à Tōkyō en 1898 et crée des revues philosophiques. Pour mener plus librement ses recherches savantes, Peri préfère alors quitter les Missions étrangères qui ne les approuvent pas. Il continue d’exercer sa prêtrise à Tōkyō et devient en 1904 l’éditeur de « Mélanges », la première revue d’études japonaises en Occident. En 1907, il entre à l’EFEO à Hanoi en tant que secrétaire- bibliothécaire, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort accidentelle en 1922.
Marchande d'images populaires à Hanoi. 1951 © Ecole française d’Extrême-Orient/ photographe inconnu
INVENTAIRE ARCHÉOLOGIQUE ET SAUVEGARDE DU PATRIMOINE
« Vous dressez l’inventaire et la carte archéologiques de l’Annam et du Cambodge... non seulement vous ne démolirez pas, vous préserverez et conserverez » (Auguste Barth, 1901)
Héritière de la Mission archéologique permanente de l’Indochine, l’EFEO fut chargée dès sa création de la gestion du patrimoine archéologique. Cette large attribution administrative incluait la découverte, le classement, la conservation et la restauration des monuments, ainsi que l’élaboration d’un inventaire descriptif.
En dehors du Cambodge, et particulièrement du groupe d’Angkor, les recherches archéologiques menées par l’EFEO s’intéressèrent surtout, au début du vingtième siècle, aux sites chams du Centre Vietnam (Mỹ Sơn, Dong Dương, Po Nagar, Po Klaung Garai, Trà Kiệu).
Architectes de formation et archéologues par nécessité, Henri Parmentier, Charles Carpeaux ou Jean- Yves Claeys entreprirent la restauration des tours de brique et des sites qui furent par la suite ouverts aux touristes. Les pièces mises au jour lors des fouilles prirent la direction des musées, notamment du musée cham de Tourane (Dà Nẫng), créé pour l’occasion.
En 1920, la création d’un service archéologique de l’EFEO préluda à l’établissement d’une véritable mission d’inventaire et à un classement au patrimoine des monuments et sites remarquables, dans tout le Vietnam. Dans le Nord du Vietnam, les sites restaurés et mis en valeur restaient rares, mais l’EFEO étudia et restaura néanmoins certains symboles nationaux, tels que le temple de la Littérature ou la pagode à Pilier unique à Hanoi.
Puis on s’intéressa aux pagodes et aux maisons communales du delta, et notamment à celles de la province de Bắc Ninh. Louis Bezacier, conservateur des bâtiments du Tonkin en 1935, entreprit alors des restaurations systématiques et, s’attaquant à l’épineuse question des charpentes de bois, mit au point une méthode permettant de les démonter et de remplacer certaines pièces tout en conservant les motifs sculptés.
La mission patrimoniale de l’EFEO a longtemps revêtu un aspect multiforme, couvrant à la fois l’inventaire et la conservation des vestiges archéologiques, du patrimoine bâti, des inscriptions anciennes ou des ouvrages en caractères.
LA CRÉATION DE MUSÉES
« Vous créez une bibliothèque et un musée vraiment dignes du nom » (Auguste Barth, 1901) Lors de sa fondation, l’EFEO se vit confier la tâche de créer des institutions muséales afin de « recueillir ce qui autrement serait destiné à périr » (Auguste Barth, 1901)
Jusqu’à son départ du Vietnam en 1961, l’EFEO créa en fait huit musées dans la région, dont cinq au Vietnam, s’attachant à ce que chacun mette en valeur un pan de la culture et de l’histoire nationales.
Devenue capitale administrative de l’Indochine française, Hanoi fut rapidement préférée à Saigon pour la création d’un grand musée indochinois. Initialement, il s’agit de regrouper les sculptures et inscriptions chames accumulées lors des campagnes de fouilles. En 1902 à Hanoi se tient une première exposition qui préfigure le musée à venir. Celui-ci, édifié en 1908 sur l’emplacement de l’ancien hôtel du gouverneur général, fut modifié l’année suivante pour devenir le « Musée archéologique et ethnographique de Hanoi ». Face à l’accroissement des collections, la décision fut prise de les transférer dans un nouveau bâtiment dont la construction s’acheva en 1932 : le Musée Louis Finot, en hommage à l’ancien directeur de l’Ecole. Aujourd’hui Musée d’Histoire du Vietnam, il est le plus important musée créé par l’EFEO au Vietnam.
D’autres institutions qui, chacune, s’attachent à mettre en valeur un pan de la culture et de l’histoire nationales, voient également le jour : le Musée cham, créé en 1916 à partir des collections d’art cham réunies par Charles Lemire dès 1892 dans le « jardin de Tourane ». Il devient en 1936 le Musée Henri Parmentier et porte de nos jours le nom de musée de la Sculpture chame de Dà Nẫng.
L’art vietnamien est mis à l’honneur dans le musée Khai-Djnh appelé ainsi en hommage à l’empereur qui promulgue les ordonnances en assurant sa réalisation, fondé en 1923 dans un palais à l’intérieur même de l’enceinte royale de Huế. Comme le reste de la ville impériale, le musée et ses collections furent endommagés par les combats de la seconde moitié du XXe siècle. C’est aujourd’hui le musée conservatoire de Huế.
À Saigon, la métropole du Sud, le musée Blanchard de la Brosse créé à partir de la vaste collection privée du Dr Holbé (plus de deux mille pièces couvrant l’ensemble du domaine asiatique), est inauguré en 1929 et devient rapidement le plus fréquenté des musées de l’Ecole. Au fil du temps, ses collections s’enrichissent, où l’on distingue plus particulièrement les pièces archéologiques en provenance des sites du Funan (Ier-VIe siècle), une ancienne civilisation du sud du pays. C’est désormais le musée d’Histoire de Hṑ Chỉ Minh-ville.
Plus petit, conçu en 1936, le musée archéologique de Thanh Hóa est consacré aux trouvailles de l’âge du bronze avec des pièces issues des fouilles menées à Dông Song entre 1924 et 1928.
Enfin, le dernier-né des musées de l’EFEO ne sera qu’ébauché. Il s’agissait d’un musée de l’Homme, en fait une simple galerie préfigurant l’édification d’un musée ethnographique que l’EFEO appelait de ses vœux et qu’il revint par la suite aux Vietnamiens de réaliser.
INSCRIPTIONS ET ESTAMPES POPULAIRES
« Vous estampez les inscriptions, dont il est de toute nécessité que l’Ecole possède la série complète ; vous faites rechercher et copier ce qui subsiste des littératures khmère et chame. » Auguste Barth, 1901
L’estampage des inscriptions qui a pour but d’obtenir une copie de textes gravés dans la pierre, repose sur une technique ancienne, laborieuse et artisanale que les technologies modernes n’ont pas fait disparaître.
Pratiqué partout en Asie, il consiste à plaquer sur la stèle, à l’aide d’une substance végétale visqueuse – aujourd’hui le jus de banane -, une feuille d’un papier local produit à partir d’une variété de Daphné* mêlée à du mûrier. L’estampeur passe alors une couche d’encre le long du texte, lentement, jadis avec un pochoir, de nos jours avec un rouleau de peintre. La feuille de papier adhère si bien à la stèle qu’elle en épouse toutes les irrégularités parmi lesquelles, évidemment, les écritures gravées ; la couche d’encre révèle alors peu à peu, en blanc sur fond noir, les caractères chinois, sino- vietnamiens et, le cas échéant, les motifs ornementaux qui entourent l’inscription. Cette réplique est à l’échelle de l’original, et le restera définitivement.
Vingt-deux mille estampages ont été réalisés par l’École française d’Extrême-Orient entre 1910 et la fin des années 40.
Les techniques liées à l’imagerie populaire vietnamienne sont assez proches, à ceci près que l’impression sur papier d’une planche en bois dont les figures sont gravées en relief –autrement dit d’une xylographie qui joue ici le rôle de la stèle – ne constitue pas la copie d’un précieux original mais, partiellement en tout cas, l’original lui-même.
Utilisant le même type de papier que celui qui servait et sert encore aux estampages, en le recouvrant parfois d’une couche d’apprêt, les imagistes décalquaient les motifs gravés sur la planche en posant sur celle-ci, badigeonnée d’encre, la feuille où s’imprimaient les contours du sujet, à mesure du lissage fait à la main ou avec une brosse. De temps en temps, ils ajoutaient des motifs supplémentaires – nuages, soleil, personnages de second plan, friselis décoratifs, enseigne de leur boutique – à l’aide de petits tampons , puis coloriaient le dessin, jouaient sur les teintes et les épaisseurs, introduisaient de subtiles modifications venant légèrement froisser les codes en vigueur. Les quatre cents pièces réunies par Maurice Durand, seule collection importante d’images populaires qu’il nous reste, témoignent d’un éventail très large de qualités. Du tout venant à de pures merveilles d’habileté, de précision, d’inventivité, d’audace dans la reprise des contours et la combinaison des tons.
L’imagerie vietnamienne montre des scènes de la vie quotidienne et du labeur paysan, ou des évocations religieuses, historiques et littéraires, ou encore des motifs isolés tels qu’un animal, une plante, une fleur. Sur les affiches, on lit la trace de donations pieuses, de règlements coutumiers, de constructions de bâtiments, de conflits entre villages, de jugements individuels, de questions d’héritage, d’impôts, d’argent, etc.
LA CIVILISATION VIETNAMIENNE
« Vous préparez l’élaboration de la philologie et de l’ethnographie de l’Indo-Chine française, toutes deux encore à peine ébauchées et que c’est la mission de l’Ecole de constituer » Auguste Barth, 1901
La collecte des manuscrits, les fouilles archéologiques, les observations ethnographiques, les enquêtes linguistiques et philologiques, l’analyse des structures politiques et sociales ont permis d’analyser la société vietnamienne.
Le Vietnam s’étire sur plus de 2000 kilomètres le long du flanc oriental de la péninsule indochinoise, entre chaînes montagneuses, plaines et littoraux, tel un véritable trait d’union entre l’Asie du Sud-Est et l’Asie orientale. Du foisonnement de contacts et d’échanges qui l’a nourri pendant des siècles se dégage l’empreinte de trois grandes aires culturelles qui ont imprégné les sociétés locales : le monde indien, dont l’influence fut matérialisée en particulier par le rayonnement du royaume du Champa aujourd’hui disparu ; le monde malais plus diffus mais bien présent dans la culture populaire méridionale ; enfin le monde chinois, dont la culture lettrée et le modèle politico-administratif ont façonné en profondeur la construction de l’empire du Dai Việt, lointain ancêtre de l’Etat-nation moderne.
Plus de cinquante groupes ethniques appartenant à cinq familles linguistiques se distribuent inégalement du nord au sud du Vietnam. Cette diversité humaine, dont l’ensemble compte aujourd’hui plus de 90 millions d’âmes, est le produit d’une histoire millénaire, faite de conquêtes et de résistances, de contacts, de migrations et de métissages. La descendance humaine du dragon, Lac Long Quân, et de la fille du génie de la terre, Âu Co’, est une évocation métaphorique de l’union territoriale des espaces aquatique et terrestre qui s’est réalisée en des temps immémoriaux. Leur descendance humaine, disséminée, incarne l’origine du peuplement du Lac Việt avant que la dynastie royale Hong Bàang ne fonde le royaume du Vǎn Lang. Le passage du monde des divinités à celui des hommes est révélateur de cet esprit unificateur et d’un certain sens du sacré. Il est aussi l’expression du glissement des âges légendaires vers d’autres temporalités, celles de l’histoire des sociétés paysannes et des premiers Etats centralisateurs.
Le perfectionnement et la diffusion des techniques de la riziculture irriguée, la maîtrise de l’eau ont favorisé l’émergence d’une économie paysanne de subsistance et d’une société rurale organisée en villages compacts, ceints d’une haie de bambous. Le maillage de ces villages et le poids des lignages ont façonné et pérennisé une organisation collective structurée en une kyrielle d’unités familiales et vicinales emboîtées et interdépendantes. C’est également au sein de ces unités de base que s’est forgée une culture populaire donnant corps à des rites agraires, des festivités villageoises assurant la cohésion entre générations, des célébrations de nombreuses divinités tutélaires. C’est sur la base de ce substrat villageois que s’est structuré un univers mental et moral ancré à une solide trame animiste, mâtiné de piété bouddhiste et de principes confucianistes, et surtout animé d’une fidélité sans faille envers les ancêtres vénérés tout au long de l’année, lors des cultes lignagers, des rites funéraires et lors de la fête du Tết.
Au centre du village, se trouve le đình ou maison commune, à la fois lieu de culte et espace de dialogue et de confrontation, où se réunissent les détenteurs du pouvoir local et où s’affiche ostensiblement la hiérarchie villageoise.
Mais la civilisation vietnamienne est aussi une civilisation du végétal, qui a su adapter au fil de son expansion, la riziculture irriguée à de nouvelles conditions naturelles.
C’est également une civilisation de l’écrit, celle des concours triennaux et des lettrés qui forment un corps mandarinal hiérarchisé en neuf degrés, au sommet duquel se trouve l’empereur, seul détenteur du mandat céleste. Ce droit divin qui lui confère la légitimité de commander à ses semblables est réaffirmé tous les trois ans lors la cérémonie du Nam Giao, culte rendu au ciel au cours duquel le souverain se présente comme le mandataire de son peuple à qui il doit garantir en retour une protection bienveillante. C’est encore une civilisation de poètes qui ont forgé des épopées en chinois classique et en langue populaire. C’est enfin une littérature populaire, faite de dictons et de contes qui alimentent un imaginaire partagé et dévoilent les différentes facettes de l’esthétique vietnamienne. Des inscriptions sur stèles aux sentences parallèles des temples et pagodes, des manuscrits précieux à l’imprimé et au roman moderne, tout cet ensemble constitue un patrimoine national.