Paysage enneigé près du lac de Van, à l’est de la Turquie © Kathryn Cook / Agence VU’
Musée Nicéphore Niépce 28, Quai des Messageries 71100 Chalon sur Saône France
Comment parler d’un meurtre de masse sans tomber dans des formes « compassionnelles » ou strictement documentaires ? Le génocide arménien, contrairement à la Shoah, s’est dévoilé dès l’origine au travers de la photographie. Dénoncés dès 1915 en tant que « crime contre l’humanité et la civilisation », les faits étaient largement connus et diffusés par la presse internationale. Un siècle plus tard, Kathryn Cook s’empare de la question arménienne en la traitant avec poésie, par allusions. Elle utilise efficacement la métaphore, s’égarant entre le passé et le présent dans une indistinction assumée mêlant l’histoire et l’intime.
En signant le 24 avril 1915 un acte de déportation à l’encontre de la communauté arménienne, le gouvernement ottoman organisait le premier génocide du XXe siècle. Les Arméniens furent alors conduits à marche forcée à travers l’actuelle Turquie, sans eau ni nourriture, par des chemins difficiles, traversant terres désertiques, cols enneigés et plaines arides. Pour échapper à une mort certaine, beaucoup se convertirent à l’Islam, allant jusqu’à dissimuler leurs origines à leurs propres enfants.
Le long de la route de déportation dans le désert syrien, entre Alep et Deir ez-Zor. © Kathryn Cook / Agence VU’
La photographe américaine Kathryn Cook (née en 1979) a longtemps documenté les paysages qui furent le théâtre des marches forcées. Elle est partie à la rencontre des descendants des populations déportées, de leur histoire peu à peu dévoilée. Dans le village d’Ag ̆ acli en Anatolie (littéralement « le lieu des arbres »), où les Arméniens élevaient depuis des siècles les vers à soie, la tradition du tissage de la soie est aujourd’hui ravivée par les Kurdes. Seuls les mûriers ancestraux témoignent encore de la présence arménienne. Kathryn Cook s’est attachée à rassembler les traces d’un passé tragique. En interrogeant les conséquences des évènements de 1915, elle tente une impossible représentation de l’invisible souffrance, d’une vieille douleur inexprimée qui se doit d’être exhumée, discutée et partagée afin de construire un futur collectif.
La représentation du génocide arménien, épisode historique fondateur du meurtre de masse, questionne encore le médium photographique dans ses fondements, plus d’un siècle après les faits.
L’Euphrate dans la région de Kâhta (Turquie). Selon les témoignages directs de l’époque du génocide, des Arméniens ont été trainés sur les berges et massacrés, d’autres ont été jetés dans le fleuve. © Kathryn Cook / Agence VU’
Une femme met son foulard. Son mari, converti au christianisme, est publiquement arménien. Elle, bien que se sachant arménienne, préfère conserver une identité musulmane. © Kathryn Cook / Agence VU’
On peut dire de cet événement qu’il a eu lieu. Il semble même « saturé ». Il en est même l’axiome. Peu importe que les particularités et les raisons du génocide soient obscures au plus grand nombre, l’hécatombe est sans conteste. Au bannissement de la raison répond le désintérêt pour les répercussions actuelles du massacre. Paradoxalement, cette conséquence inattendue est due à l’abondance de preuves. Nous ne sommes pas dépourvus de documents. On dénombre, au moins, une vingtaine de collections publiques ou privées de par le monde qui détiennent des vues à jamais insupportables. Toutes confirment, s’il en est besoin, la réalité du premier génocide du XXe siècle : plus d’un million et demi d’Arméniens tués entre le 24 avril 1915, date des premiers carnages jusqu’en 1922. La photographie ici, contrairement à la Shoah ou à la destruction du peuple khmer, a exposé au plus près la politique de purification ethnique menée par les dirigeants turcs : destruction et pillages des villages, conversions de force à l’islam, déportation massive vers les déserts de Syrie, etc. Les massacres déjà désignés, dès 1915, comme des « crimes contre l’humanité et la civilisation », étaient largement connus et diffusés par la presse internationale. Premières traces de la violence de masse au XXe siècle, à une échelle encore inconnue, la photographie a constitué et a rassemblé des preuves indiscutables des conséquences de l’alliance de la technique et de la barbarie.
Soie du village d’Ağaçlı, Turquie © Kathryn Cook / Agence VU’
La photographie de Kathryn Cook n’a pas besoin de témoigner. Venue de la presse, on ne sait pourquoi cette photographe américaine souhaite s’atteler au travail du deuil ! En interrogeant les conséquences des événements de 1915, elle tente une impossible représentation de l’invisible souffrance. Elle s’essaye à composer une forme pour le chagrin, à donner une figure à une vieille douleur inexprimée. À la manière d’un road-movie, — ou est-ce une quête initiatique ? —, hors de la tentation objective, la photographe explore les lieux de l’errance dramatique du peuple arménien. Plus apprentie qu’enquêteuse, on ressent un sentiment d’impuissance à rendre compte « objectivement » des traces du génocide. C’est la photographie documentaire, et sa mystique du fait brut, qui est remise en cause et se révèle inadéquate devant le silence, l’amnésie, à tout dire, l’abîme. À la recherche d’une voie originale dans le traitement de « la Grande Catastrophe », « Memory of Trees » assure que la raison doit se nourrir de l’acte poétique.
François Cheval
Extrait du livre Memory of trees, éditions Le Bec en l’air, 2013